Les Histoires de Franz de Martin Winckler - Chronique n°522

Titre : Les Histoires de Franz
Auteur : Martin Winckler
Genre : Contemporain | Historique
Editions : P.O.L. / Folio                                                                                            
Date de parution : 2017
Lu en : français
Résumé : Tilliers, fin des années 1960. Dans la famille Farkas, Abraham est devenu médecin, Claire milite au Planning familial, Luciane cherche à s’émanciper, tandis que Franz se plonge dans l’écriture et correspond avec un interlocuteur mystérieux. 
Ils vivent et racontent les séquelles de la guerre d’Algérie et les conséquences de Mai 68 ; la cause des femmes et les silences des hommes ; l’acné juvénile et les cicatrices du colonialisme ; les mélodies des Beatles et les maladies d’amour. 


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Certains livres sont des cadeaux.
De purs objets de sincérité, de pureté, de spontanéité. Des textes qui font l'effet d'un enchantement, d'un ajout soudain à son existence dont on ne réalise qu'après-coup combien il a toujours été nécessaire.
Les Histoires de Franz est de ceux-là.

Martin Winckler avait déjà su créer une galerie de personnages infiniment précieux et infiniment touchants dans son très réussi Abraham et fils, mais il parvient ici à transformer l'essai avec une justesse à laquelle on n'est tout simplement pas préparé. Abraham et fils pouvait en effet parfois faire preuve d'une certaine lenteur, et était jalonné de passages peut-être plus poussif (mais là, c'est vraiment du chipotage, dans les faits ce roman était déjà fabuleux), mais avec Les Histoires de Franz, on passe à un tout autre niveau. 
C'est renversant.

L'auteur est toujours particulièrement doué pour cumuler/alterner/enchaîner les points de vue, et permettre à tous ses personnages et à tous ses narrateurs de se répondre et de se compléter les uns les autres. On a ici les voix d'une administratrice, de Franz lui-même, de son père, de sa belle-mère, de la maison, des voisins, des amis, des inconnus et des camarades d'école. Ces voix sont belles, discrètes, lancinantes, chargées de tous les souvenirs que le jeune garçon distingue sans encore comprendre, toujours ancrées dans une bienveillance inouïe. Il y a des voix d'hommes qui font attention et s'éduquent pour mieux comprendre ce à côté de quoi ils peuvent passer, de femmes qui s'organisent et se soutiennent, d'enfants qui tentent de grandir et d'artistes qui se découvrent. Il y a des voix d'objets, de ceux qui retiennent sans capturer, témoins attendris de l'adolescence de Franz : le miroir dans lequel il contemple l'acné qui le désole, le lit dans lequel il lit plus qu'il ne dort, les murs qui laissent résonner tout un tas d'histoires qui le bercent tout autant qu'elles l'interrogent.

Le roman défile dans un seul et unique souffle, plus encore qu'Abraham et fils, et avec une cohérence de ton et de propos absolument hallucinante. Cette histoire est un cadeau, je le répète, un ensemble si bien pensé et construit qu'on en perd de vue le fait qu'il s'agit d'un récit et qu'on le suit avec tout juste ce qu'il faut de recul pour réaliser sa qualité et son ambition, et la dose de surprise et d'enthousiasme nécessaire pour s'abandonner aux événements décrits, et surtout à la magnifique maturation des personnages. Entre Franz qui cultive sa vocation d'écriture, Abraham qui s'élève au rang de médecin de village aimé et dévoué, Claire qui se lie aux autres femmes autour d'elle et Luciane qui décide de vivre sa vie comme elle l'entendra, sans parler de tous les personnages secondaires infiniment réussis, on peut dire qu'on est servi niveau attachement.

C'est un livre précieux, parce que c'est l'histoire de personnages qui apprennent à être heureux. Je suis la première à aimer les livres glauques, les livres tristes, les livres dramatiques, mais force est d'admettre qu'on a besoin d'histoires comme celle de Franz, de familles qui se (re)construisent, de parents qui apprennent et ne font que rendre leur présence plus douce et plus apaisante pour leurs enfants, d'adolescences un peu solitaires qui finissent par trouver un sens, d'amitiés sublimes qui éclosent sans que rien ni personne n'ait été en capacité de les voir venir, de professeurs passionnés et passionnants qui révèlent des dizaines d'élèves à eux-mêmes. Les Histoires de Franz procure un sentiment inouï de confiance, cette envie d'aller se plonger dans son existence à soi pour mieux en savourer les beautés, et éveille un élan sincère de reconnaissance envers tous et toutes les médecins, professeurs et professeures, pères et mères, écrivaines et écrivains, artistes, amoureux et vivants en général qui ont contribué à rendre le monde un peu plus doux en acceptant de s'écouter et de se porter les uns les autres vers des projets enthousiasmants. 

Les mots me manquent pour exprimer combien ce roman m'a rendue heureuse, et combien il a su m'insuffler cette confiance dont je parlais plus haut. Je l'ai lu exactement au bon moment, à un stade de ma vie où j'ai besoin de ça, de projets un peu fous qui fonctionnent, de petites vies en apparence anodines qui parviennent à devenir extraordinaires en prenant tout simplement l'habitude de se construire dans l'honnêteté et l'enthousiasmeC'est peut-être naïf dit comme ça, mais en refermant Les Histoires de Franz, on se sent capable de croire en "un monde meilleur", on n'a même plus envie d'utiliser de guillemets pour en parler, en fait, on veut le construire, ce monde meilleur. On décide qu'il sera là, maintenant, tout de suite, ce monde meilleur. Et on décide d'y faire venir ceux qu'on aime.

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