A Woman is No Man d'Etaf Rum - Chronique n°493

Titre : A Woman is no man
Autrice : Etaf Rum
Genre : Contemporain
Lu en : anglais
Date de parution : 2019
Editions : Harper
Nombre de pages : 336
Résumé : In Brooklyn, eighteen-year-old Deya is starting to meet with suitors. Though she doesn’t want to get married, her grandparents give her no choice. History is repeating itself: Deya’s mother, Isra, also had no choice when she left Palestine as a teenager to marry Adam. Though Deya was raised to believe her parents died in a car accident, a secret note from a mysterious, yet familiar-looking woman makes Deya question everything she was told about her past. As the narrative alternates between the lives of Deya and Isra, she begins to understand the dark, complex secrets behind her community.

------------------------------------------------------------

On a souvent tenu Isra à l'écart des conversations importantes.
Tout au long de sa (courte) vie, elle a été muselée, censurée, mise à part.
Mais il y a une information à laquelle elle n'a pas eu moyen d'échapper.
Elle est une jeune fille, une femme, et à ce titre, elle se mariera. Et bien entendu, à un homme qu'elle n'aura certainement pas choisi. Elle doit s'estimer heureuse : ses parents lui ont trouvé un Palestinien vivant en Amérique. C'est un bon destin, c'est convenable, c'est ce qu'elle pouvait espérer de mieux.
Mais bien sûr, ça la laisse terriblement amère.
Elle aurait aimé vouloir s'offrir plus que ça, vouloir transmettre autre chose à ses futurs enfants. Mais comment pourrait-elle désirer ce destin alternatif, comment pourrait-elle le mettre en oeuvre, elle à qui on n'a jamais appris à élever la voix ? 

A Woman Is No Man s'intéresse au parcours d'Isra donc, mais aussi à celui de sa fille aînée Deya et de sa belle-mère Fareeda. Toutes trois sont palestiniennes et vivent à Brooklyn, toutes trois savent depuis leur naissance que le mariage est la seule voie possible pour elles, mais leurs ressemblances s'arrêtent là. En effet, là où Fareeda s'est accommodée à ce sort-là - et en profite carrément pour exercer son autorité sur les seuls individus moins puissants qu'elle, à savoir sa fille et ses belles-filles -, Isra réalise très vite qu'elle ne parviendra jamais à trouver une forme de bonheur dans ce quotidien contraignant et solitaire, et sombre très vite dans une dépression post-partum. Enfin, des années plus tard, alors qu'Isra a trouvé la mort dans des circonstances tragiques, Deya devenue adolescente ne parvient tout simplement pas à se complaire au défilé de fiancés potentiels dont sa grand-mère la harcèle, et se trouve déchirée entre son désir d'indépendance et son amour sincère pour sa famille. Mais quel choix a-t-elle, quand sa grand-mère lui interdit de quitter l'appartement seule, d'avoir des amis du sexe opposé ou d'aller à l'université sans s'être mariée au préalable ? 

L'histoire est bien sûr touchante, révoltante, les personnages sont parcourus d'une injustice et d'une rancœur qu'ils n'ont pas même les mots pour nommer, leurs voix contraintes se répondent et démultiplient leur détresse respective. On est accroché dès les premiers instants par ces parcours d'autant plus touchants qu'on les sait réels, et qu'on y devine une expérience personnelle et douloureuse de la part de l'autrice, qui raconte s'être inspirée de son propre vécu en tant que fille d'une famille d'origine palestinienne vivant à Brooklyn. 

Le roman est parfois un peu lourd, un peu trop explicite dans sa façon de défendre son message, mais c'est un trait commun à un certain nombre de premiers romans, et le tout est rédigé avec suffisamment d'engagement et de conviction pour que la lecture n'en soit pas perturbée. Et puis, avec un message pareil, il va sans dire qu'on n'a pas vraiment de quoi porter de contradiction. L'autrice veille cependant à ancrer ses constats dans des contextes économiques, religieux, politiques - et elle le fait bien. Comme elle le souligne, le fléau des mariages arrangés est loin de ne concerner que cette communauté ou cette religion-là en particulier. L'ensemble du récit explique également - là encore, pas toujours très subtilement, mais efficacement néanmoins - que si la situation perdure, c'est en raison des conditions de vie des immigrants concernés : entre peur de voir leur culture disparaître, précarité économique et siècles d'attachement à une tradition patriarcale, s'accrocher aux rôles genrés prédéterminés et à des notions ancestrales d'honneur et de respect apparaît comme la seule option possible pour continuer à transmettre leur mémoire. 
On constate aussi que tous les personnages ne réagissent pas de la même façon à ces impératifs : là où Fateema "collabore" et Isra se soumet, d'autres se révoltent, d'autres encore ne disent rien mais n'en pensent pas moins, d'autres enfin se sentent torturées, indécises. Les hommes du roman sont tout autant parcourus de paradoxes, pris au piège d'une oppression qu'ils ont eux-mêmes créée, qui leur confère certes une domination factice, mais qui les enferme dans un rôle étouffant de responsable suprême de la moralité et de la survie d'une famille entière.

Il est enfin particulièrement intéressant de lire les réflexions de l'autrice sur les conséquences de l'exposition de telles histoires et de tels tabous quand on fait partie soi-même d'une minorité injustement considérée et traitée aux Etats-Unis. En racontant une réalité aussi choquante, aussi brutale, elle prend un risque : celui que ses lecteurs retiennent cette histoire comme la seule histoire valable concernant les Américains-Palestiniens. Et comme l'a expliqué l'autrice nigériane Chimamanda Ngozi Adichie : "Le problème avec les stéréotypes, ce n'est pas qu'ils ne sont pas vrais, c'est qu'ils sont incomplets. Ils transforment une histoire individuelle en l'unique histoire possible (the only story)", une histoire réductrice qui devient obsédante et efface la diversité des situations, des opinions, des parcours. Etaf Rum évoque ainsi dans un billet que vous pouvez retrouver par ici le dilemme qui s'est posé à elle - raconter une histoire édulcorée ou la faire passer pour une fiction, ce qui implique une forme de silence et donc de honte, ou bien assumer la part autobiographique de son roman, au risque de renforcer des préjugés stigmatisants sur sa propre communauté.
Arabs are already stereotyped by a single-story narrative of war, violence, poverty, and extremism. And there I was telling a story that only added to these stereotypes. Why had I done that? Why had I told the story of the woman who’d been abused her entire marriage and ignored the story of the woman, like one of my friends, whose parents had pushed her to go to college, to study abroad, and who is now a doctor in her thirties, unmarried, with all the freedom in the world?
[...] [But] silence itself was the very thing that continued to fuel my Shame. [...] I can no longer give fear control over my life. I can no longer let Shame be my story, nor my children’s story. [...] A Woman Is No Man is not an autobiography, but so much of it is my story. And I will do anything in my power to prevent it from becoming the story of my children, of my community, of anyone else.
A Woman Is No Man constitue donc un roman particulièrement intéressant à décortiquer, vif, sincère, qu'on retient aussi bien pour la fougue et la spontanéité de sa plume que pour le douloureux recul dont on devine qu'il a été nécessaire à sa rédaction. C'est un récit à partager, à propos duquel il faudra débattre, réfléchir, et qui pourra et devra laisser place à d'autres témoignages, d'autres parcours similaires ou non, des histoires de femmes oppressées comme d'autres venant de familles tolérantes et ouvertes, bref, une mosaïque de réalités avec leurs parts respectives d'ombres et de lumières. Une belle découverte.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Pourquoi faire un film en noir et blanc en 2021 ? [Capucinéphile]

J'avoue que j'ai vécu de Pablo Neruda - Chronique n°517

Une Femme d'Anne Delbée - Chronique n°427

U4 – Koridwen d'Yves Grevet — Chronique n°120

Le Choix d'Isabelle Hanne [Littérature]