A ce point de folie de Franzobel - Chronique n°490

Titre : A ce point de folie
Auteur : Franzobel
Traduit par : Olivier Mannoni
Genre : Historique
Editions : Flammarion
Nombre de pages : 526
Lu en : français
Date de parution : 2018
Résumé : Le 17 juin 1816, La Méduse quitte Rochefort à destination de Saint-Louis, au Sénégal. À son bord, quelque 400 passagers et un équipage nombreux. Au commandement, un capitaine dont l’incompétence avérée est à l’origine du naufrage de la frégate après quelques jours de mer. Comme les chaloupes sont en trop petit nombre, 147 voyageurs sont abandonnés sur un radeau. Seuls quinze d’entre eux en réchapperont au terme de treize journées d’enfer, jalonnées de meurtres, de corps dépecés et d’ultimes stratégies de survie. L’un des rescapés, le médecin de bord Jean-Baptiste Henri Savigny, fera le récit de ce périple tragique, que le monde entier voudra connaître jusque dans ses détails les plus atroces…

Mais qu’aurions-nous fait à leur place?

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Parfois, avec les livres, il faut savoir sortir de sa zone de confort.
En l'occurrence, ma zone de confort, ce sont les romans français sur des thématiques philosophico-intimisto-psychologico-familiales, la science-fiction, tout ce qui touche de près ou de loin à la Seconde Guerre mondiale, et la littérature anglo-saxonne contemporaine. 
Autant vous dire qu'un roman allemand décrivant le naufrage du navire La Méduse en l'an de grâce 1816, c'est plutôt pas mal en termes d'éloignement de ladite zone de confort.

A sa parution, il y a un an désormais, A ce point de folie s'est vu auréolé d'un accueil critique assez unanime, pour la richesse de sa documentation, l'inventivité de sa reconstitution historique, la force de ses personnages.
Je peux le dire désormais : ces éloges étaient mérités.

Le roman réunit des caractéristiques à la fois traditionnelles (le soin accordé aux détails historiques et techniques, la plume à mi-chemin entre l'épique et le pathétique, la galerie de personnages avec chacun un ou deux traits de personnalité saillants) et très originales (de petites piques aussi acides qu'anachroniques de la part du narrateur contemporain, la vivacité des dialogues, le côté cinématographique de la retranscription du naufrage, le ton à la fois sordide et ludique que l'on retrouve d'un bout à l'autre du roman). Ce qui s'annonce comme un pavé historique se dévore avec la fluidité d'un thriller, porté par une écriture riche et fluide et une traduction très réussie. 

Franzobel réussit surtout à doser judicieusement le degré d'horreur et de gore auquel il expose son lecteur. Le défi était loin d'être évident : parvenir à donner à voir le degré de déshumanisation dans lequel sont plongés les rescapés de La Méduse, ne pas dissimuler les affres de désespoir auxquels ils sont condamnés et les derniers recours qui s'ouvrent à eux - cannibalisme quand tu nous tiens -, mais sans verser dans la suffocation ni l'overdose de détails sordides. En l'occurrence, le pari est relevé : certains passages sont évidemment éprouvants, troublants, et même choquants, mais honnêtement, lorsque le résumé vous vend (et je cite) un livre "magnétique et écœurant" et qui "brise bien des tabous", il fait vraiment dans la surenchère. C'est prenant, c'est radical, ça joue sur tous les sens, mais ce n'est pas non plus une débauche de violence.

Le roman est aussi particulièrement efficace en ce qu'il ne se contente pas de balancer l'histoire d'une expédition maritime qui tourne mal, au contraire, il prend le temps de présenter ses personnages, de montrer leurs mimiques, leurs manies, leurs petits dialogues quotidiens, dans des scènes d'exposition que certains pourront peut-être trouver un peu longuettes vers la fin, mais qui, croyez-moi, prennent tout leur sens dès lors qu'on bascule dans la seconde moitié du récit. Parce que croyez-moi, assister à la descente aux enfers d'un personnage qui a passé cinquante pages à vous parler de sa fiancée, de son amour du voyage ou de l'espace naïf qu'il place en l'avenir, ça fait bien plus mal que s'il s'était simplement agi d'un nom parmi d'autres.

A ce point de folie fonctionne enfin en ce qu'il mélange à la perfection parabole éthique et humour noir : la question obsédante du "qu'aurais-je fait à leur place" intervient évidemment très vite dans le récit, mais elle est allégée et rendue digeste par les petites piques d'ironie de l'auteur, d'autant plus efficace qu'on ne les attend absolument pas dans un contexte pareil. Un livre totalement improbable donc, mais qui fonctionne diaboliquement bien. On le lit avec attention, frissons, et même, il faut l'avouer, une certaine gourmandise coupable. On n'est clairement pas d'accord avec tout - M. Franzobel est manifestement quelqu'un d'assez controversé dans son Autriche natale -, on est parfois dubitatif face à certaines considérations personnelles de l'écrivain, mais le tout vaut le détour et suscite un vif intérêt de la première à la dernière page. A lire !

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