Le Bal Mécanique de Yannick Grannec - Chronique n°514
Titre : Le Bal Mécanique
Autrice : Yannick Grannec
Editions : Anne Carrière/Pocket
Genre : Historique | Contemporain
Lu en : français
Date de parution : 2016
Nombre de pages : 672
Résumé : Un soir de 1929, la prestigieuse école du Bauhaus, à Dessau, a donné un bal costumé. C'était avant que les nazis ne dévorent l'Europe, c'était un temps où l'on pouvait encore croire au progrès, à l'art et au sens de l'Histoire. Pendant ce bal, une jeune femme, Magda, a dansé, bu et aimé.
Quel rapport avec Josh Schors, animateur à Chicago d'une émission de téléréalité dont le succès tapageur mêle décoration d'intérieur et thérapie familiale ?
Quel rapport avec son père, Carl, peintre oublié qui finit sa vie à Saint-Paul-de-Vence, hanté par les fantômes de la guerre de Corée et les mensonges d'une enfance déracinée ?
Quel rapport avec Cornelius Gurlitt, cet homme discret chez qui l'on a découvert, en 2012, la plus grande collection d'art spoliée par le IIIe Reich ?
Quel rapport avec le marchand d'art Theodor Grenzberg, qui poursuit sa femme, Luise, dans la folle nuit berlinoise ?
Quel rapport avec Gropius, Klee, Rothko, Marx, Scriabine, l'obsession de la résilience et Ikea ?
Un siècle, une famille, l'art et le temps.
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La plupart du temps, on sait dans quoi on s'embarque en tournant la première page d'un roman. On a cerné le sujet, le genre, et s'il est toujours possible d'être surpris par quelques retournements de l'intrigue, on s'aventure globalement en terrain connu.
Et puis il y a les OVNI littéraires du style du Bal Mécanique, qui a tout l'air d'un roman historique, mais qui relève aussi de la saga familiale ou encore du récit contemporain, le tout sur un ton tour à tour vif et incisif, puis intime et lyrique, ou encore dense et technique. Il en va ainsi tout au long du livre, qui n'en finit pas de proposer toujours plus de changements de décor, de thématiques nouvelles et de soudaines trouvailles romanesques. On pourrait avoir peur que ce cocktail de sujets et d'époques ne soit quelque peu indigeste, mais c'est tout le contraire, et l'autrice parvient étonnamment bien à tirer le meilleur de tous les genres et toutes les tonalités qu'elle invoque, à la croisée de la reconstitution historique, du mélodrame générationnel, du récit à suspense et de la satire sociale.
S'il y a bien une façon d'aborder ce roman, c'est avec curiosité et sans la moindre attente, tant il sait surprendre et captiver son lecteur par des techniques inattendues. Le récit s'ouvre ainsi de nos jours avec le personnage de Josh, producteur d'une émission américaine téléréalité à succès, à mi-chemin entre la thérapie familiale et la redécoration d'intérieur. Une section semble a priori étonnante dans un roman pareil, mais ellefonctionne radicalement bien, avec des scènes brutales, passionnantes, acides, des portraits de personnages brossés au vitriol, et une dissection radicale des thèmes du virtuel, de l'image, mais aussi du couple, de la famille, ou encore de l'ambition. L'autrice a surtout l'intelligence d'adopter un second degré assumé et de caricaturer le tout à l'extrême, plutôt que de se borner à une critique primaire, façon "nos sociétés contemporaines sont enfermées dans les apparences et c'est vraiment pas bien".
Une fois cette introduction pour le moins accrocheuse achevée, on se plonge dans le coeur du roman, avec l'analyse de la famille de Josh et de son arbre généalogique aux branches pour le moins tortueuses, éparpillées entre l'Allemagne et les Etats-Unis. L'ouvrage s'assombrit progressivement, et prend de plus en plus le temps de décortiquer avec subtilité les réactions de ses personnages,au fur et à mesure qu'il remonte le temps. On découvre ainsi les origines d'un clan écartelé entre deux continents, deux origines, deux versions de la vérité, une famille amoureuse d'art et malmenée par la guerre, le mensonge et la dépossession.
Et c'est vraiment réussi.
Tout a pourtant été vu et revu sur le thème de la Seconde Guerre mondiale et des familles qui en pâtissent, mais Yannick Grannec parvient tout à fait à tirer son épingle du jeu en ne se concentrant pas tant sur l'intrigue en elle-même, somme toute assez classique, mais bien sur les dilemmes intérieurs de ses personnages, leurs passions contrariées, leurs quêtes de sens intenses et éblouissantes. On s'enflamme pour eux, on les plaint, on s'agace de certaines de leurs réactions, et on se trouve réellement troublé par une conclusion à la fois déstabilisante et complètement logique au vu du déroulé de l'intrigue. Le Bal Mécanique lance ainsi une drôle de danse assez improbable au premier abord, entre histoire de l'art, histoire tout court et histoire humaine, mais aboutit à un résultat très satisfaisant, un récit intime et politique comme on les aime et comme il est si difficile d'en produire sans basculer dans les clichés ou la caricature. Un roman qui a le bon goût d'être extrêmement fluide et prenant, plutôt bien construit, et surtout, toujours généreux dans son fond comme dans sa forme. A découvrir !
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