J'avoue que j'ai vécu de Pablo Neruda - Chronique n°517

Titre : J'avoue que j'ai vécu
Auteur : Pablo Neruda
Genre : Autobiographie
Editions : Gallimard/Folio
Lu en : français
Traduit par : Claude Couffon
Date de parution : 1975
Nombre de pages : 544
Résumé : « Peut-être n'ai-je pas vécu en mon propre corps : peut-être ai-je vécu la vie des autres », écrit Pablo Neruda pour présenter ces souvenirs qui s'achèvent quelques jours avant sa mort par un hommage posthume à son ami Salvador Allende. Les portraits d'hommes célèbres - Aragon, Breton, Eluard, García Lorca, Picasso - côtoient les pages admirables consacrées à l'homme de la rue, au paysan anonyme, à la femme d'une nuit. À travers eux se dessine la personnalité de Neruda, homme passionné, attentif, curieux de tout et de tous, le poète qui se révèle être aussi un merveilleux conteur.

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Je voulais adorer ce livre. J'étais persuadée de l'adorer avant même d'en lire les première lignes. J'en ai effectivement adoré certains passages, certaines fulgurances lumineuses. Mais pour le reste, force est d'admettre que Neruda et moi, ça fait deux, et peut-être même un peu plus.

J'avoue que j'ai vécu est un livre assez monstrueux par son ambition : compiler les soixante-dix ans de vie de l'un des artistes chiliens les plus connus de tous les temps, l'un des piliers du groupe des Quatre grands poètes chiliens, prix de Nobel de littérature en 1971, diplomate, figure politique bien connue bien qu'il admette lui-même qu'il comptait davantage par son influence et ses idées que par de réelles initiatives et actions publiques, amateur aussi bien de poèmes d'amour lyriques que de surréalisme ou de récits épiques.

Et dans une certaine mesure, l'ouvrage tient ses promesses : on a droit à des souvenirs intimes, à des réflexions politiques, à de (nombreuses) considérations sur la poésie, le fait d'en écrire et le statut qu'elle confère, des récits de voyage et des anecdotes à propos des innombrables connaissances célèbres de l'auteur. Force est cependant d'admettre que Neruda en fait beaucoup, s'attarde parfois pendant des pages sur des pistes qu'il a déjà amplement creusées (oui, le poète a de grandes responsabilités, est très sensible et un peu maudit, on a compris Pablo, au bout de cinq fois c'est bon) avec des descriptions certes grandioses mais parfois à la limite du grandiloquent. Le texte semble manquer de mesure, d'équilibre, tout est mis au même niveau, des disputes avec ses contemporains à la Seconde Guerre mondiale en passant par des considérations gastronomiques à propos de la cuisine chinoise. Il y a certes un côté réjouissant et foisonnant à tout ça, et on peut bien sûr aussi prendre plaisir à naviguer ainsi dans un texte sans réelle structure, mais un récit peut-être plus mesuré aurait pu donner plus de poids à certains épisodes particulièrement marquants de la vie de l'écrivain.

Enfin et surtout, tout ne se vaut pas dans cette autobiographie, à mon humble avis en tout cas. La toute fin est absolument déchirante, brillante, feuillets écrits dans l'urgence du coup d'Etat du 11 septembre 1973 et de l'assassinat d'Allende, quelques jours seulement avant la mort de Neruda lui-même. Certains passages décrivant la mélancolie et la tristesse du poète sont renversants de lucidité, et Neruda est toujours attachant lorsqu'il se met à parler de ses oeuvres et de ce qu'elles lui inspirent. 
Impossible donc de ne pas être touché par Neruda le poète, mais tout change dès lors qu'il s'agit de rencontrer Neruda l'homme, ses lubies, ses manies, son côté inconstant, voire carrément négligent. On le découvre arrogant et fuyant, voire carrément criminel, comme lors de cette scène stupéfiante d'un viol effarant qu'il raconte avoir commis, le tout en un simple paragraphe sec et glaçant, pour ne plus jamais en reparler. On s'étonne aussi de l'absence assez criante de certaines figures, notamment féminines, et plus particulièrement Gabriela Mistral, tout premier prix Nobel de littérature originaire d'Amérique Latine, également l'une des Quatre grands de la poésie chilienne, et surtout mentoresse de la première heure de Neruda, dont elle a été la première à faire connaître et reconnaître son oeuvre, rien que ça. Mais pour Mistral, Neruda se contente d'une page, qui consiste essentiellement en une critique assez sèche et expéditive de son oeuvre et de sa soi-disant "influençabilité" due à son statut de femme. Mentionnons enfin et surtout la totale disparition de la fille unique du poète, Malva, enfant née lourdement handicapée que Neruda a tout bonnement abandonnée, la laissant vivre sa courte vie seule auprès de sa mère. Il faut croire que Malva ne méritait pas la moindre mention dans l'ouvrage. De mon côté, au-delà de la dimension morale de ces choix de Neruda, j'estime tout simplement que de tels effacements témoignent d'une distorsion assez malhonnête de la part de l'auteur, qu'on pourrait concevoir s'il s'agissait d'une auto-fiction ou si Neruda ne prétendait pas raconter sa vie telle qu'elle s'est déroulée. Quand on lit un livre pareil, on peut évidemment concevoir une forme de romantisation, mais à ce stade-là, je me sens juste flouée en tant que lectrice, et j'avoue avoir du mal à passer au-delà.

Bilan mitigé donc pour cet ouvrage dont j'attendais davantage, malgré de très beaux passages dont je nie en rien la luminosité et la lucidité. Ma déception n'entachera en rien le regard admiratif que je pose sur certains des plus beaux poèmes de Neruda, mais il est indéniable que mon attitude vis-à-vis de cet écrivain à l'existence au demeurant impressionnante restera influencée par cette lecture amère.

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