Portrait de groupe avec dame d'Heinrich Böll - Chronique n°538

 Titre : Portrait de groupe avec dame
Auteur : Heinrich Böll
Genre : Contemporain
Editions : Points
Lu en : français
Traduit par : S. et G. Lalène
Date de parution : 1971
Nombre de pages : 480
Résumé : 
Belle et mystérieuse, issue de la bourgeoisie mais vivant en marge de celle-ci, Léni traverse les péripéties de sa vie et les drames de son époque comme en état de grâce.

Aux yeux de ceux qui l'approchent et ne peuvent se faire d'elle une image rassurante et conventionnelle, elle demeure une fascinante énigme.

Une grande fresque de la société allemande, de l'ère wilhelminienne à nos jours, dont une femme "pure", indestructible, demeure le centre.


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C'est un roman plus que déconcertant, un format à ma connaissance assez inédit, à mi-chemin entre le dossier d'enquête, le pur roman, la biographie fictive et l'essai historico-sociologique.
Dans tous les cas, c'est très réussi.

L'idée, en quelques mots : mener une enquête exhaustive, rigoureuse et limite scientifique, sur les traces d'une femme allemande pas loin de la cinquantaine, sans autres attributs particuliers que sa beauté, son côté très solitaire et sa robe de chambre antique. Pourquoi donc, dans ce cas, se concentrer à ce point sur Léni, cette femme 
a priori sans histoires, née dans une famille bourgeoise mais propulsée par la guerre, quelques hasards et un mariage hâtif vers une frange plus modeste de la société ? 

Sans doute pas tellement pour ce qu'elle a à raconter, mais bien davantage dans ce que les récits que font ses proches, collègues et amis à propos d'elle ont à révéler sur la société allemande dans laquelle tous ont évolué au cours des cinquante dernières années, entre les années 20 et 70, alors que les régimes politiques se succédaient, se fracassaient et s'entrechoquaient, que les gens s'ignoraient, se dénonçaient et s'affamaient, que la société tentait tant bien que mal de s'ordonner mais ne parvenait qu'à se juger et se déliter.

A travers Léni et la façon dont chacun des "témoins" de sa vie peuvent lui donner une image radicalement différente, tour à tour séductrice, incapable, brillante, sotte ou manipulatrice, c'est tout une culture de contradictions, d'apparences et de préjugés qu'on voit se dessiner en filigrane, mais aussi et surtout l'espoir d'une rédemption, puisque malgré tout, malgré les gens intéressés, les témoignages partiels, les omissions, voire les mensonges éhontés, on parvient à toucher à une forme de vérité chez Léni, à la voir (ou à croire la voir) comme elle est vraiment, une femme indépendante, libre, audacieuse et surtout loyale, engagée corps et âme non pas à des idéaux politiques mais à une farouche volonté d'autonomie, de fidélité et d'intégrité. Léni n'a rien d'une héroïne, et restera jusqu'au bout une inconnue, puisqu'on le l'entendra jamais s'exprimer elle-même, mais s'impose comme une forme de figure tutélaire autour de laquelle s'articule tout un ensemble de personnages vivants, multiples, surprenants et révélateur, dont l'assemblée hétéroclite semble former un assez bon échantillon de ce à quoi a pu ressembler l'Allemagne du milieu du XXème siècle. 

Ils sont juifs ou antisémites, ouvriers ou contremaîtres, religieux ou athées, apolitiques ou militants, bouffis de préjugés ou tout attendris d'empathie, et n'ont pour point commun que d'avoir évolué dans "cette Allemagne-là", d'avoir survécu au nazisme, et d'avoir connu Léni, lui apposant au passage toutes les étiquettes qu'ils avaient avec eux à ce moment-là. Leurs voix se répondent, se contredisent, se complètent, formant un long discours (à la construction assez remarquable de rigueur et de complexité de la part de l'auteur, soit dit en passant) captivant, dont les innombrables détails et subtilités rendent quasi indispensable une seconde lecture.

Fort bien, me direz-vous, un chouette discours donc, mais pour quelles réponses ? Eh bien justement, l'intérêt du roman est de se refuser à en donner, et c'est bien en ça qu'il s'agit d'un roman malgré son aspect documentaire, le "je" de son auteur et la scientificité de sa démarche quasi journalistique ou judiciaire. Un roman, un vrai, avec ses parts d'ombre, de mystère, ses intentions suggérées, et surtout la liberté qu'il a de poser toutes les questions judicieuses dont son lecteur a besoin, sans pour autant devoir trancher ou imposer de quelconques jugements moraux. Restent une infinité de mystères captivants : Léni, cette femme détachée de tout et pourtant si droite, à la fois profondément ancrée dans le contexte de son pays et de son histoire, et malgré tout curieusement indifférente à tout ce qui se joue autour d'elle et l'influence directement dans son parcours : les dynamiques de classe, la guerre, la haine, les persécutions, les tensions politiques, crises économiques et autres mouvements migratoires, la Seconde Guerre mondiale, le statut des femmes ou encore les préjugés xénophobes. 

Un texte intrigant donc, qu'on aurait presque envie de qualifier d'expérimental, dont la structure peut paraître impressionnante ou rigide à première vue, mais n'est au contraire qu'un instrument particulièrement bien maîtrisé par son auteur, placé au service d'un récit dont on ne soupçonne pas au départ l'incroyable charge romanesque, et la grande valeur historique et sociologique. Marquant !

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