Les Choses Humaines de Karine Tuil - Chronique n°498

Titre : Les Choses Humaines
Autrice : Karine Tuil
Genre : Contemporain
Editions : Gallimard (collection Blanche)
Date de parution : 2019
Lu en : français
Nombre de pages : 352
Résumé : 
Les Farel forment un couple de pouvoir. Jean est un célèbre journaliste politique français; son épouse Claire est connue pour ses engagements féministes. Ensemble, ils ont un fils, étudiant dans une prestigieuse université américaine. Tout semble leur réussir. Mais une accusation de viol va faire vaciller cette parfaite construction sociale.

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On le sait, à ce stade, Karine Tuil n'aime rien tant que les romans contemporains à visée sociologique, les portraits de son temps brossés à l'aide de personnages-clés, aux types soignés et aux parcours caractéristiques de certaines dynamiques de l'époque que l'on traverse. Dans L'Invention de nos vies, elle s'interrogeait sur l'identité, l'idée de communauté, la réalisation des ambitions, dans L'Insouciance, elle questionnait une certaine forme de violence contemporaine, à la fois intime, politique et interculturelle, et ici, dans Les Choses Humaines, elle s'intéresse enfin aux dynamiques de genre, à la domination masculine, aux questions éminemment cruciales du consentement et de sa "zone grise", et enfin du viol. Un sujet plus qu'épineux, qu'elle lie - de façon assez pertinente - avant tout au thème des luttes de pouvoir et des déséquilibres d'influence.

Les Choses Humaines est donc l'histoire d'un scandale, d'une déchéance, d'une impossibilité à réconcilier deux visions d'un même fait. D'un côté, l'accusé, pour qui la relation sexuelle en question était presque un non-événement, un échange consentant à un moment donné qui ne lui aurait jamais laissé de véritable souvenir si la justice ne s'était pas saisie de l'affaire, et de l'autre, la victime, qui dénonce un viol et fait part d'un traumatisme dévastateur. 

Le roman repose presque entièrement sur le sujet de l'ambivalence, de la dualité, de l'ambiguïté. Les deux parties reçoivent exactement le même traitement, la même considération, le même poids dans les négociations. On éclaire les deux versions des faits en leur accordant le même crédit, on les rend toutes deux plausibles, sans rien taire de la souffrance sans nom de la victime, mais sans jamais non plus montrer quoi que ce soit chez l'accusé qui pourrait indubitablement prouver sa culpabilité. En tant que lecteur, on est immergé dans un malaise sans nom, à la fois enclin à soutenir la victime, et malgré tout régulièrement pris de doute : de quoi parle-t-on, au fond ? Qui a raison ? L'agresseur supposé avait-il vraiment conscience de ce qui s'est passé - et qu'est-ce qui s'est passé, au juste ? Ne pas réaliser que l'autre partie n'était pas consentante le rend-il plus ou moins coupable ? 

L'autrice parvient avec une efficacité redoutable à maintenir son lecteur dans un tiraillement déchirant, qui le pousse à engloutir tout son récit d'une traite, effaré, malmené, mais malgré tout magnétisé par le besoin de savoir, de se faire opinion et de faire justice, au moins en lui-même. Elle s'attache à décrire la très controversée et très insaisissable idée de la "zone grise", de ces cas entre-deux dont rien ne permet vraiment de trancher de la gravité, de toutes ces affaires où le coupable a tous les airs de l'être sans que jamais on ne puisse en avoir l'intime conviction. En cela, Les Choses Humaines réussit son pari, soulignant cette situation de doute sans jamais aller remettre en doute la parole de la victime, sa souffrance, ni son besoin de réparation, ou au moins de reconnaissance. Le roman ne va jamais non plus questionner certaines données incontestables, telles que la relation déséquilibrée entre hommes et femmes, l'écrasante majorité d'hommes accusés de tels actes, la cruauté de ces jugements, qui peuvent parfois mener à une exposition presque indécente. On peut peut-être regretter que certains points ne soient pas vraiment abordés, comme les défaillances biais de la justice envers les femmes spécifiquement, ou le fait qu'une infime minorité de cas de viols font l'objet de plaintes, et encore moins de jugements. Le roman peut ainsi donner l'impression d'un procès qui se fait "automatiquement", quand la réalité est souvent infiniment plus complexe. Le tout fait preuve d'un véritable équilibre malgré tout. C'est un "roman de son époque", balancé, exhaustif, inquisiteur.

On peut regretter une certaine froideur, un côté assez superficiel du propos, avec une écriture toujours très fonctionnelle qui ne permet pas vraiment de percer la carapace des apparences. On pointe très bien du doigt ce qui ne va pas, on le décrit avec une belle précision, mais le tout semble parfois un peu vain. Les personnages sont avant tout faits pour rentrer dans un certain profil socio-professionnel (le vieux journaliste blanc et riche qui se refuse à quitter une situation qu'il s'est construite tout seul, l'intellectuelle qui peine à établir ses convictions, le fils à papa complètement torturé par le besoin de faire aussi bien que son père, la jeune fille muselée par une éducation religieuse extrêmement stricte), et l'intrigue donne un sentiment de "recette parfaite" minutieusement déroulée, sans véritable réalisme, sans corps, sans surprise, sans aspérités, une sorte de cas d'école analysé avec intelligence, mais qui n'arrive finalement pas à donner de véritables lignes de conduite sur les solutions à mettre en place dans la vraie vie, les conduites à adopter, les situations que l'on risque de rencontrer. Les Choses Humaines est indéniablement une oeuvre réussie, notamment dans sa seconde partie consacrée au procès, un long, pénible, insoutenable moment littéraire où la plume de l'autrice rend à merveille la tension et le malaise de toute une société, mais il ne parvient pas - encore - à être plus qu'un parfait produit littéraire bien pensé, pesé sous toutes les coutures. Ça reste, quelque part, un peu trop mécanique, logique, pragmatique, quand on sait que la réalité est souvent bien plus brouillonne, chaotique et débordante de choses humaines sales, vicieuses, et tellement loin d'être harmonieuses. 

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