West Side Story de Steven Spielberg [Cinéma]

Titre : West Side Story
Réalisateur : Steven Spielberg
Date de sortie : 2021
Durée : 2h30
Résumé : Le coup de foudre frappe le jeune Tony lorsqu'il aperçoit Maria lors d'un bal en 1957 à New York. Leur romance naissante contribue à alimenter la guerre entre les Jets et les Sharks, deux gangs rivaux se disputant le contrôle des rues.

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S’attaquer à une comédie musicale dont la précédente adaptation relève de l’œuvre culte, c’est une sacrée gageure. Cela dit, quand on s’appelle Steven Spielberg et qu’on a à la fois l’envie, le talent et les moyens de son ambition, je ne vois pas pourquoi on irait s'en priver. Clairement, ce brave Spielberg s’est fait son petit plaisir avec West Side Story, et on ne peut que s’en réjouir.

Ce qui frappe en tout premier lieu avec ce nouveau WSS, c’est son implacable maîtrise technique. Le film de 1961 a certes conservé une sincérité, un souffle et une énergie toujours palpables même 60 ans après, mais force est d’admettre qu’il n’impressionne plus comme il l’a fait à l’époque, et que son rythme comme son exécution ont vieilli au point que même l’émotion du spectateur peut en être affectée. En parallèle, la proposition de Spielberg est d’une maîtrise à couper le souffle : le réalisateur ose toutes formes de lumières, de couleurs, de valeurs de plan, ficelle des transitions d’une fluidité irréprochable, le tout servi par un montage brillant précisément parce qu’on ne le remarque pas. Le plus important, et c’était sans doute l'écueil potentiel le plus redoutable de cette adaptation, était de soigner les chorégraphies, la dynamique de l'image, le rythme de l’intrigue, et là encore, c’est une réussite sans nom : la caméra galope, danse, tourbillonne, sait aussi se poser lorsque c’est nécessaire. Spielberg sait non seulement précisément ce qu’il veut, mais aussi l’accomplir. Dire qu'il maîtrise le mouvement est un euphémisme : plus que de créer du mouvement, il crée de l'évidence.

La question du casting attire évidemment toutes les attentions - et attentes. Qui pour succéder à la distribution légendaire du film de 1961, à la magnétique Rita Moreno, au lumineux Richard Beymer ? Au-delà d'une espèce de concours à "qui-joue-le-mieux" un peu stérile, il est indéniable que les interprètes 2.0 de WSS offrent une ardeur, un enthousiasme, une sincérité formidables, et surtout, qui leur sont propres. Au lieu de verser dans des tentatives d'imitation condamnées d'avance au ridicule, chaque acteur construit lui-même son propre personnage, distinct de son avatar de 1961 - ceci est d'après tout non pas un remake du film précédent, mais de la comédie musicale originale -, avec ses intonations, ses expressions, ses variations. Rachel Zegler offre à Maria une flamme, une jeunesse, une douceur en un mot prodigieuses, tandis que Riff est plus fin, plus nerveux, Anita plus flamboyante encore, Tony plus adolescent, plus trouble.

De façon générale, c'est ce refus du pastiche, de l'hommage un peu automatique, de la copie qui permet à ce WSS de se distinguer de l'original. Le film assume ses choix parfois audacieux - notamment dans la réorganisation de certains numéros musicaux, créant quelques instants d'ironie dramatique inédite prodigieusement efficace, ou encore dans l'affinement de certaines thématiques, avec une mise à jour politique de certains aspects de l'histoire franchement bienvenue. La version de Spielberg est plus crédible, plus ancrée, sans jamais renoncer à l'aspect fantasque et déconnecté du réel qui fait tout le sel et tout l'intérêt de la comédie musicale. Les chorégraphies de 1961, qui confinaient parfois au ballet, sont remaniées pour un résultat plus organique, plus naturel. Une attention toute particulière est également accordée à la revalorisation de la langue et de la culture portoricaines, avec une réécriture des paroles de certaines chansons, le choix de laisser les personnages parler espagnol sans les sous-titrer, de laisser leur regard, leur parole imprégner le film, ou encore la décision d'engager des acteurs d'origine latino-américaine dans toute leur diversité d'origines et de carnation (on se souvient - avec moult gêne - de la blackface imposée à certains acteurs de 1961). Ces changements, qui pourraient paraître creux, artificiels, voire forcés, sont au contraire proposés avec énormément de justesse et de subtilité, et enrichissent, informent l'histoire au lieu de l'alourdir. Etant donné l'évolution massive des discours autour de l'immigration et du racisme depuis les années 60, et la prégnance du sujet aujourd'hui encore, il était nécessaire que l'adaptation aille au-delà des poncifs un peu paresseux d'un WSS de 1961 qui n'avait guère le temps d'aller au-delà de la surface, et qui, s'il dénonçait bien sûr la violence de cette guerre de clans, ne s'attardait guère sur le contexte dans lequel elle prenait place et sur les enjeux différents auxquels se heurtaient chacun des deux clans. Là où la précédente adaptation avait tendance à se contenter de décrire une guerre de gangs tout court, plutôt qu'une guerre de gangs sur fond de tensions ethniques, la version de Spielberg se propose de raconter toute la complexité du conflit.

De façon plus générale, les besoins, les goûts des spectateurs ont évolué (en gros : on est devenus allergiques au cliché et au grandiloquent), et Spielberg trouve le parfait équilibre entre merveilleux, crédibilité (on ne suspend plus son incrédulité aussi facilement en 2021 !), propos politique et licence artistique. Le tout fonctionne à merveille : on se délecte de l'euphorie, de la grandeur qui permettent aux numéros musicaux de donner à voir toute leur féérie et leur irréalisme, tout en étant parfaitement incorporés à une intrigue forte, réfléchie, aux enjeux travaillés, au réalisme renforcé, qui donne au tout une vraie pertinence, une vraie tension. On croit à cette haine entre les deux clans, dont les actes brutaux sont bien moins euphémisés, on croit à l'amour fou et soudain entre Tony et Maria (multiplier leurs interactions, leurs conversations était à ce titre plus que salutaire, étant donné l'aversion croissante du public au stéréotype de l'amour au premier regard), on croit au dilemme moral et à la douleur d'Anita, parce qu'on a vu vivre ces personnages à fond, pour de vrai, dans toutes leurs nuances. Non pas qu'on n'y adhérait pas du tout avec le film de 1961, mais disons qu'il était difficile d'oublier qu'il s'agissait d'une histoire, d'acteurs, et que l'émotion, bien que réelle, restait souvent délibérée, qu'on pouvait en voir les ficelles, là où il est ici plus facile de se laisser entraîner sans rien calculer. 

Beaucoup de numéros prennent de l'ampleur, de l'épaisseur par rapport au premier film (merci le budget), et on se prend claque après claque, avec des numéros qui changent de tonalité, d'intensité, de teneur par rapport à leurs précédentes moutures. A noter que beaucoup d'entre eux ont été chantés en live, sur le tournage, ce qui confère un grain, un réalisme brut très intéressant au résultat musical. Certaines scènes connaissent une vraie seconde peau (Dear Officer Krupke notamment est incomparable en termes de mise en scène, quelle choré, seigneur, quelle chorégraphie). Là encore, il ne s'agit en rien de diminuer le travail immense qu'ont fourni les équipes de 61 avec des moyens techniques et financiers moindres, mais bon sang, les propositions de 2021, c'est quelque chose. (Ouais, je sais, avec des arguments comme ça, on peut aller se coucher, je sais.)

Au-delà de la comparaison donc, du "c'était mieux avant" ou non, l'essentiel, c'est que le film de Spielberg tient debout tout seul, se défend sans avoir à s'appuyer sur des clins d'oeil référencés au passé. Là-dessus, aucun doute à avoir : ce West Side Story est une œuvre cohérente, solide, qui formule sa propre proposition de cinéma, crée sa propre atmosphère, défend sa propre vision du monde. Décors, costumes, arrangements musicaux, tous les curseurs techniques ont été poussés à fond en termes d'exigence et de virtuosité, et le tout parvient à donner davantage d'éléments de contexte et d'approfondissement à l'intrigue sans jamais verser dans un ton explicatif ou bêtement rationaliste comme, au hasard, la plupart des remakes récents de Disney ont pu s'y fourvoyer.

Ce n'est pas un "meilleur film" que celui de 1961. Simplement, je crois, une œuvre qui, dans son contexte, pour des audiences contemporaines, semble plus forte, plus pertinente, et davantage en prise avec les émotions et les réflexions de son spectateur. Un moment à part, qui prouve une fois de plus que faire un remake pour faire un remake ne sert à rien, mais que faire un remake, pourvu qu'on ait un amour sincère de l'oeuvre et un regard foncièrement personnel sur ce qu'elle raconte, ça peut être une sacrée bonne idée. Mention spéciale pour la formidable, incandescente Rita Moreno qui vole chaque seconde qu'elle passe à l'écran, dans un rôle flambant neuf spécialement écrit pour elle, et qui représente aussi bien une vraie, belle plus-value pour l'intrigue qu'un merveilleux symbole en termes de transmission et d'héritage, avec cette actrice de 90 ans dont le combat personnel et politique a marqué toute une génération d'acteurs et d'actrices. Rita, t'es la meilleure. Change pas.

Commentaires

  1. Je n'ai pas vu ce film, mais je dois dire que j'ai très envie découvrir cette version plus moderne de l'histoire :)

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