La bête en elles de Camille Lysière - Chronique n°562

Titre : La bête en elles
Autrice : Camille Lysière
Genre : Contemporain | Drame
Editions : Eyrolles Editions
Date de parution : 2021
Lu en : français
Nombre de pages : 274
Résumé : 

Le bac en poche, Marie quitte sa province pour prendre un job d'été à Paris. Tous les possibles s'offrent à elle. Elle sera journaliste peut-être comme Olivier, l'ami de son père qui l'héberge avec sa femme pendant son séjour. L'homme se montre froid et distant d'abord. Puis il finit par lui prêter attention et Marie se réjouit de leurs tête-à-tête complices dans son bureau. Leur belle relation pourtant dérape.

Quand Olivier s'invite dans sa chambre, elle se débat, mais cela ne suffit pas. Marie est dévastée. Aurait-elle séduit Olivier sans le vouloir ? Alors elle se tait. Elle étouffe sa honte et sa douleur qui font grossir la bête en elle. Marie n'est pas seule. Elle vit en 2009 ce que d'autres jeunes femmes de 17 ans comme elle ont vécu en un autre temps.

Claudine en 1937, Isabelle en 1973 et Amandine en 1990. Traversant les époques, ce roman saisissant nous donne à lire la même histoire : le tragique et l'arbitraire du viol qui vient briser les destins.

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Il devient compliqué, après un temps, de s'investir dans ou même de s'intéresser à des romans autour des violences sexuelles lorsqu'on a déjà collecté tant et tant d'informations à ce sujet qu'on a le sentiment d'en avoir fait le tour, pire, de lui être devenu insensible, ou alors de ne plus éprouver que de la lassitude ou de l'abattement face à toute nouvelle tentative de relance de débat ou de réflexion à ce propos. Parler de viol et d'agressions sexuelles, c'est essentiel, bien sûr, mais aussi délicat, épuisant et désespérant quand on a côtoyé ces histoires-là d'un peu trop près, et face aux films, romans et reportages qui tentent chacun à leur façon, souvent avec les meilleures intentions du monde, de les raconter, de les dénoncer, voire d'imaginer de nouvelles façons de les combattre, ça mène souvent à une forme d'amertume, d'impression de répétition, d'enlisement. La dénonciation, c'est bien, mais vient un moment où ça ne suffit plus.

Pour toutes ces raisons, j'ai eu tendance à éviter les dernières parutions plus ou moins grand public, plus ou moins à succès, qui tournaient autour de ces thématiques-là. Parce que je suis fatiguée des discours, des prises de position, de la proclamation de vérités éminemment légitimes et nécessaires mais dont la récurrence souligne avec une grande cruauté l'aisance qu'on a à les ignorer, à les désamorcer. Et puis, parce que je suis une contradiction sur pattes et que les promesses qu'on se fait à soi-même sont faites pour être contournées, mes yeux sont tombés sur la couverture de La bête en elles, une sortie récente dont je n'avais absolument jamais entendu parler et que j'ai voulu lire précisément pour cette raison, parce que je me disais que ce texte-là, bon ou mauvais, aurait au moins le mérite d'être un peu frais, un peu inédit, un peu exclusif en tout cas car confidentiel, et que je pourrais en penser ce que bon m'en semblerait à l'abri de tout battage médiatique ou de tout besoin de l'ancrer dans une démarche militante. C'était juste un roman qui parlait de ça, et puis on verrait.

La bête en elles ne fait pas d'effets de style, ne s'épanche pas dans de grandes dissertations politiques, ne s'épuise pas en lyrisme révolté, pas plus qu'il ne tente, en gros, de réinventer l'eau tiède. C'est l'histoire de quatre femmes, Marie, Amandine, Isabelle et Claudine, qui ont chacune dix-sept ans en 2009, 1990, 1973 et 1937 respectivement, et qui partent chacune passer un été un Paris, hébergées par des amis de leurs parents tandis qu'elles occupent un job d'été pour se constituer des économies. C'est une histoire connue, et c'est toujours la même histoire.

Si vous avez la chance et le bonheur de me fréquenter, vous savez que j'aime le style, les petites trouvailles, le panache littéraire. Rien de tout cela ici, mais une grande sobriété, qui jamais ne verse dans la fadeur, mais se contente de décrire, raconter, et comprendre. La bête en elles n'est pas un manifeste politique ou un précis militant, mais un roman qui jamais ne dévie de son intention originelle et trouve dans cette détermination, dans cette constance, une force qui fait tout son intérêt et toute sa valeur. Il se donne une mission, raconter le traumatisme vécu par ces quatre jeunes femmes, sa quasi immuabilité dans le temps, sa cyclicité, le silence qui l'entoure et comment on s'en remet, comment on s'invente au-delà de la violence. C'est tout, c'est déjà énorme, et c'est réussi.

Le roman obéit à une construction à la fois très déroutante et très simple, qu'il ne me semble pas avoir jamais rencontrée par le passé. L'intrigue est unique, mais répartie entre les quatre héroïnes, qui prennent le relais chacune leur tour et reprennent le récit là où la précédente l'avait laissé, avec les spécificités de son époque comme unique variation, laissant le lecteur libre d'imaginer à quoi les péripéties décrites auraient pu ressembler dans les trois autres temporalités. Ce choix intrigant est surtout le moyen, assez explicite mais exécuté avec une vraie subtilité, de suggérer dans une cruauté terrible ce dont on se doute mais dont on peine parfois à se rendre compte : peu importe, au fond, que les violences soient commises par un Alphonse ou un Olivier, que les jeunes filles mettent des jupes longues ou des shorts déchirés, que dehors ce soit la guerre ou l'avènement de la société de consommation. Les abus et relations de pouvoir demeurent. Peu importe que la fille passe ses soirées à écouter le poste de radio ou à scroller Facebook. On n'a pas besoin de le savoir pour comprendre que ce qu'elle vit dans sa chair relève d'une horrible histoire, invisibilisée et répliquée depuis des siècles. On éprouve une forme de vertige certain, de frustration aussi, à laisser dans l'ombre les trois protagonistes dont on n'entend pas la voix lors d'un chapitre donné, de devoir se contenter d'apparitions seulement de chacune, d'hériter au fond d'un récit composite, de fragments assemblés en patchwork, qui forment un récit complet. On aurait envie de rendre à chacune de ces filles son intégrité, mais c'est précisément de cela que les privent les violences : leur condition de sujet. Devenant des purs instruments du récit, les filles se confondent les unes derrière les autres, deviennent interchangeables, avec une grande brutalité dont le lecteur prend toute la mesure petit à petit, au fil du récit, alors qu'il s'aperçoit avec tristesse et désarroi qu'il s'est mis à les confondre. Ne vaut-il pas mieux que ça ? Mais comment faire pour faire de chacune une personne propre ? Comment permettre aux victimes d'exister autrement que dans la superposition de leurs témoignages ? Comment récupérer un "je" qui n'appartienne qu'à soi lorsque l'on doit charrier avec soi une histoire de domination et d'emprise ? La réponse donnée par l'autrice me semble particulièrement intéressante, aussi bien en tant qu'outil romanesque qu'en tant que prise de position politique : en partant, en démissionnant, en s'excluant de ce récit injuste, de cette violence exercée par le roman qui exige et impose d'entrer dans le cadre d'une intrigue, avec tout ce que ce mot a d'objectifiant et d'instrumentalisant. Nos quatre jeunes femmes, si elles veulent s'inventer par et pour elles-mêmes, se dissocier des autres victimes, cesser d'appartenir à ce grand tout informe qui ne leur profite en réalité en rien, qui n'est qu'une illusion de solution, alors il leur faut partir. Clore le chapitre, rejeter cette façon-là d'être raconté, cette tentative de compilation des témoignages qui crée un grand vertige, une grande émotion, certes, mais ne propose pas de solutions. J'aime cet aveu de faiblesse que fait le roman lui-même, j'aime qu'il joue, finalement, avec les attentes du lecteur, qui s'imagine en lisant les premières pages que l'autrice s'apprête à raconter une histoire d'injustice dénoncée, de lutte politique et féministe, pour découvrir petit à petit que non, ici comme partout ailleurs, la masse implacable du silence, de la honte et du tabou va priver ces quatre héroïnes de la réparation à laquelle elles ont pourtant droit. Parler, raconter, c'est bien, mais ça ne suffit pas. La réinvention des vies se joue ailleurs. Où ça ? Le roman ne le dit pas, il ne prétend pas le savoir. Il le suggère, à demi-mot, à travers le bonheur et la libération que trouvent certaines des quatre protagonistes dans la force du collectif et l'énergie de l'activisme, mais les réponses définitives doivent encore être trouvées. Voilà donc ce que propose La bête en elles : un retournement très intelligent des codes du roman, des attentes du lecteur, de la paresse qui nous pousse à croire parfois que raconter l'histoire suffit, qu'on peut faire confiance à d'autres pour porter nos voix, que ça s'arrête là. Eh bien non, et La bête en elles le montre par ses mécanismes narratifs même. Ca, c'est sacrément méta. Pour le reste, le récit lui-même est bien mené, bien exécuté, mais ne tutoie pas les sommets d'émotion ou de tension que peuvent cultiver d'autres oeuvres. C'est un bon roman, mais son intérêt réside à mon sens davantage dans sa démarche que dans son exécution. Sa lecture vaut le détour, pour l'expérience unique qu'elle propose, davantage que son contenu romanesque en lui-même. Un drôle d'objet littéraire, qui m'aura sacrément fait cogiter quant au rôle que peut jouer la fiction dans nos luttes politiques... 


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