La Force de l'Âge de Simone de Beauvoir - Chronique n°533

Titre : La Force de l'Âge
Autrice : Simone de Beauvoir

Genre : Autobiographie | Autofiction
Editions : Gallimard | Folio
Date de parution : 1960
Lu en : français
Nombre de pages : 704
Résumé : Vingt et un ans et l'agrégation de philosophie en 1929. La rencontre de Jean-Paul Sartre. Ce sont les années décisives pour Simone de Beauvoir. Celles ou s'accomplit sa vocation d'écrivain, si longtemps rêvée. Dix ans passés à enseigner, à écrire, à voyager sac au dos, à nouer des amitiés, à se passionner pour des idées nouvelles. La force de l'âge est pleinement atteinte quand la guerre éclate, en 1939, mettant fin brutalement à dix années de vie merveilleusement libre.

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Bon. 
J'ai beaucoup de sentiments, et tous ne sont pas positifs.

Vous vous en souvenez si vous avez traîné par ici dans les dernières semaines : j'ai adoré les Mémoires d'une jeune fille rangée. Adoré, il n'y a pas d'autre mot possible. C'était survolté, romancé, organisé, intellectualisé jusqu'à l'extrême, mais de façon si revendiquée et si transparente qu'il n'y avait d'autre possibilité que de suivre Simone de Beauvoir dans l'exploration scrupuleuse et fantasmée de sa propre enfance, fasciné par la mini-intellectuelle que l'on sentait se dessiner dans les attitudes, curiosités et obsessions de la future philosophe.

Mais voilà. 
Depuis, j'ai lu La Force de l'âge, suite immédiate de ces mémoires, consacrée à la quinzaine d'années qui s'écoule entre 1929 et 1945, au cours de laquelle Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre construisent petit à petit leur relation, écrivent presque autant qu'ils rêvent d'écriture, voyagent dans toute l'Europe, assistent avec inquiétude mais assez peu d'engagement aux troubles politiques croissants en France et partout sur le continent, et plongent enfin dans la Seconde Guerre mondiale. C'est la décennie de la maturité pour Beauvoir, qui écrit, échoue, s'échine, parvient enfin à faire publier un premier roman, L'Invitée. Sartre et elle s'assistent mutuellement dans la plupart de leurs travaux, se relisent, se corrigent, avec une apparente bienveillance.

Quel est donc le problème, me demanderez-vous. Le problème, vous répondrai-je immédiatement car je n'attendais que ça, c'est que tout ça manque de sincérité, voire d'honnêteté. Alors qu'elle aborde son âge adulte, époque dont elle est forcément plus proche que son enfance et qui lui "ressemble" bien davantage, Beauvoir change radicalement de ton, élude soudain certains sujets, acquiert un goût pour l'ellipse qu'on ne lui connaissait pas. Si elle s'étend très (trop) longuement sur certaines considérations politiques d'ordre général, elle ne décrit jamais ses convictions à elle, se contente de vagues remarques comme quoi elle et Sartre n'étaient guère engagés, raconte tout de même qu'elle et lui ont créé un réseau de résistance pendant l'Occupation (réseau dont on n'a toujours aucune preuve de l'existence) mais n'y consacre guère plus d'une page, et fait certes preuves d'autocritique, mais sans aller au-delà, sans jamais vraiment laisser s'exprimer cette première personne précieuse qu'elle offrait pourtant avec un talent immense dans les Mémoires d'une jeune fille rangée. Elle évite aussi bien de mentionner certains épisodes de sa vie, comme le fait qu'elle organisait des émissions pour Radio Vichy en 1943. Ca ne la rend évidemment pas criminelle, mais force est d'admettre que tous ces détours et arrangements rendent difficile la connexion entre lecteur et autrice.

Bien plus dérangeant à mes yeux : la disparition totale des sujets touchant à l'intime, au relationnel, à la sexualité ou à l'affectif, qui formaient une partie considérable du volume précédent. Bien sûr, l'autrice n'est pas tenue de tout dire, surtout en ce qui concerne ses contemporains, mais de là à ne plus en parler, voire à carrément mentir, il y a un monde. Soudain, Beauvoir cesse ainsi d'évoquer ses appréhensions quant à sa fameuse première fois, qu'elle redoutait tant dans les Mémoires, et dont elle avait décortiqué les enjeux avec talent. Soudain, elle évoque à peine ce que représente son mode de vie révolutionnaire à l'époque : professeure, intellectuelle, pas mariée, sans enfants, en relation tout sauf monogame avec Sartre, alors qu'il y aurait bien davantage à dire là-dessus qu'elle ne le laisse entrevoir.
J'y vois même une forme de malhonnêteté, lorsque l'on sait que les relations de Sartre et Beauvoir envers leurs étudiantes étaient plus que troubles. Pour faire court (et je vous conseille de chercher des sources plus érudites et plus approfondies si le sujet vous intéresse), il existe toute une controverse autour des relations potentiellement amoureuses et sexuelles entre des étudiantes que Beauvoir aurait "recrutées" pour ensuite les "transmettre" à Sartre. Ces relations sont présentes dans La Force de l'âge, mais décrites comme amicales uniquement, alors même que Beauvoir en laisse apercevoir toute l'ambiguïté, voire tout le caractère franchement malsain. Impossible de trancher sur le vrai du faux dans ces histoires déjà lointaines, mais de mon côté, je ne nierai pas mon malaise face à ces tartines de considérations pleines d'omissions sur le caractère de telle ou telle jeune fille dont on sait qu'elle a, des années plus tard, porté des accusations de détournement de mineure contre le couple.

Beauvoir présente un côté parfois assez arrogant dans les jugements qu'elle porte sur les autres : et là où son arrogance était tournée en dérision, comique et exagérée dans les Mémoires, elle est ici admise, expédiée, décevante. Son style est plein de retenue, soudain hautain alors qu'il était si accessible et réjouissant dans les Mémoires. Simone de Beauvoir dévoile bien évidemment beaucoup malgré tout (700 pages tout de même pour ce volume), mais ne va plus interroger ses motivations. Elle évoque ce qu'elle considère elle-même comme de l'égoïsme, à travers sa vie de bohème avec Sartre, le voyage payé par Mussolini qu'ils font en Italie dans les années 30, leur absence de prise de position au cours de la décennie, et leur détachement de la Résistance à laquelle participe pourtant activement leur ami Camus, mais elle ne va pas au-delà, ne le creuse pas, ce qui reste profondément frustrant à  mon goût.

Là où les Mémoires allaient dans l'analyse avec une concision et une densité folles, La Force de l'âge se complaît davantage dans l'évocation, l'accumulation d'anecdotes, avec quelques commentaires épars sur telle ou telle personnalité. La seule matière qui fasse vraiment l'objet de descriptions détaillées (voire de longues digressions) sont les voyages, affectations et autres promenades du couple, les anecdotes quant à leur relation. Beauvoir s'étale enfin sur son évolution en tant qu'écrivaine, ses analyses rétrospectives de ses propres romans, le regard qu'elle porte sur ses écrits des années après, avec honnêteté, tendresse et intransigeance, dans des passages intéressants quoique franchement longs. Dommage, donc, pour cette lecture en franche demi-teinte. A voir avec la suite, notamment L'Invitée que je compte lire prochainement...

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