A la Ligne de Joseph Ponthus - Chronique n°481

Titre : A la Ligne
Auteur : Joseph Ponthus
Genre : Contemporain
Editions : La Table Ronde
Lu en : français
Date de parution : 2019
Résumé : À la ligne est le premier roman de Joseph Ponthus. C'est l'histoire d'un ouvrier intérimaire qui embauche dans les conserveries de poissons et les abattoirs bretons. Jour après jour, il inventorie avec une infinie précision les gestes du travail à la ligne, le bruit, la fatigue, les rêves confisqués dans la répétition de rituels épuisants, la souffrance du corps. Ce qui le sauve, c'est qu'il a eu une autre vie. Il connaît les auteurs latins, il a vibré avec Dumas, il sait les poèmes d'Apollinaire et les chansons de Trenet. C'est sa victoire provisoire contre tout ce qui fait mal, tout ce qui aliène. Et, en allant à la ligne, on trouvera dans les blancs du texte la femme aimée, le bonheur dominical, le chien Pok Pok, l'odeur de la mer. 

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Ecrire, c'est aussi répéter.
Les mots, les codes, les habitudes.
Enchaîner.
Les phrases, les pages, les actions, les étapes rituelles du schéma narratif.
Ecrire, c'est subir.
Les choix d'un autre, ses tics, ses manies, ses lubies. 
Ecrire, c'est se libérer.
Toucher à quelque chose de vaste et d'un peu plus universel que la perception personnelle que l'on a des choses. 
Ecrire, c'est toucher.
Au reste. 
Au plus grand que soi. 
Au noble.

Ecrire, c'est ce que fait le héros d'A la ligne, autrefois étudiant érudit, aujourd'hui ouvrier intérimaire, toujours assoiffé de lettres, d'images, de transcendance. On le rencontre au milieu des crevettes, on le suit avec les bulots, on frémit à son entrée à l'abattoir. Ballotté par les affectations, les covoiturages, les paies qui tombent, ou pas, la fatigue, le corps qui se donne, l'esprit qui s'enfuit. 

Ligne par ligne, jour par jour, il raconte. 
Les odeurs.
Les nuits, qui ne semblent plus jamais retrouver les matins. 
Le travail, qui abrutit.
Le travail, qui permet le reste.
Le travail, auquel il tient plus que tout, pour sa femme qu'il adore, sa vie qu'il veut construire, qu'il imagine si douce, qu'il a tapissée de son amour des auteurs, des écrivains, des génies créateurs.

Petit à petit, il s'épuise.
Tout ne se romance pas.
Tout ne s'analyse pas.
Certaines visions se taisent et s'horrifient elles-mêmes d'exister.
Certaines souffrances sont trop laides pour être racontées. 

Il a connu autre chose.
C'est ce qui rend le labeur plus doux parfois.
Songer aux poèmes, aux rivages et aux caresses.
C'est ce qui le rend d'autant plus cruel les autres jours.
L'épuisement, celui qui racle les derniers lambeaux d'humanité, celui qui ne laisse même plus la force de savourer les trêves et les répits, celui qui change le repos en vaine tentative de récupération.

Le temps passe.
Il le change, l'abaisse, l'assaille de douleurs, lui apporte de la reconnaissance, un peu, à peine, des amitiés, quelques-unes, jamais très longues, des habitudes, ça le sauve, de l'endurance, c'est crucial.
Le temps passe.
Il le laisse immuable, fidèle à lui-même, à ses objectifs, à sa rigueur, à sa conscience.
Travailler, oui certes, mais pour grandir.
Travailler, pour l'amour de l'autre.
De ce que l'on ébauche avec lui.
Travailler, en attendant.

Et en attendant, écrire. 

A la Ligne renverse, marque, épouvante, secoue, rappelle à des réalités que l'on ignore d'autant plus qu'on s'en doute parfaitement.

À l'usine
L'attaque est directe
C'est comme s'il n'y avait pas de transition avec le monde de la nuit 
Tu re-rentres dans un rêve  
Ou un cauchemar  
La lumière des néons
Les gestes automatiques 
Les pensées qui vagabondent
Dans un demi-sommeil de réveil  
Tirer tracter trier porter soulever peser ranger
  
Comme lorsque l'on s'endort 
Ne même pas chercher à savoir pourquoi ces gestes et ces pensées s'entremêlent
À la ligne

C'est un roman accablant, terrifiant, hypnotique, qui conquiert autant par l'aboutissement de son style que la banalité de ce qu'il décrit. 
C'est un roman qui laisse son lecteur avec deux ou trois questions songeuses sur le nombre de témoignages comme celui-ci dans la littérature contemporaine.
C'est un roman trop las pour être furieux.
C'est un roman trop beau pour être désespéré.
C'est un roman qui veut changer les choses.
C'est un roman qui peut changer les choses, si l'engouement qu'il suscite est suivi d'actes, si on en parle, qu'on se l'échange, qu'on en débat.
C'est une bouteille à la mer. 
C'est une photographie des temps modernes, qui fait honte, un peu, mal au cœur, beaucoup, et qui suscite malgré tout un sentiment d'admiration, face au pouvoir de ses mots, la force des engagements, la résiliation.
Un texte qui se suffit tant à lui-même qu'il donne en réalité surtout envie de se taire.
C'est un roman beau à crever. 

Dans tous les sens du terme. 

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