La Maison d'Emma Becker - Chronique n°505

Titre : La Maison
Autrice : Emma Becker
Genre : Contemporain 
Editions : Flammarion
Date de parution : 2019
Lu en : français
Nombre de pages : 367
Résumé : 
La romancière Emma Becker, fascinée par les maisons closes, poussera l’audace jusqu’à travailler dans un bordel de Berlin pendant deux ans. Là où on s’attend à un énième sinistre tableau de la prostitution, elle ébranle les expectatives en posant un regard empreint de tendresse sur ces années à jouer un rôle dans une chambre payée à l’heure. Les chapitres du roman se lisent comme différentes scènes qui, entre les confidences ou les situations sordides, mènent au constat que, peu importe son métier, la pute reste avant tout une femme ayant des besoins et des rêves. 

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C'était une idée à la con.
C'est Emma Becker qui le dit.
Elle a même du mal à comprendre ce qui, précisément, l'a poussée à accomplir son projet foireux.
Pour repousser ses limites, peut-être.
Voir si elle en était capable, sûrement.
Faire parler les bavards et rager les rageux, pourquoi pas.
Apprendre, certainement.
Toujours est-il qu'elle l'a fait, et pas à moitié.

L'idée à la con, c'était de partir pour Berlin avec son allemand boiteux, ses quelques appréhensions, sa soif d'en savoir plus et peut-être même d'en découdre.
Là-bas, la prostitution est légale.
Là-bas, elle va rejoindre une maison close, avec ses préjugés et ses carnets de notes, et faire plus que se plonger dans la peau des travailleuses du sexe qui y exercent : devenir l'une d'entre elles et documenter son expérience, parce que c'est ce qu'elle fait, écrire, et puis parce que ça la fait marrer, parce qu'elle a des choses à prouver à son ego, parce qu'elle a envie de pouvoir défendre l'idée que se prostituer n'équivaut pas forcément à vendre son âme.

Dans la première maison close, personne ne se parle. Les filles sont en compétition, et Emma en perdition. Ca ne lui inspire rien, sinon du désemparement, alors elle plie bagage, et découvre ainsi la Maison, un établissement aux codes parfois un peu datés mais qu'elle se surprend à embrasser en un rien de temps. Très vite, la Maison devient la sienne, avec ses beautés, ses surprises, ses bizarreries aussi, ses dégoûts parfois, ses moments d'inspiration comme de découragement, son côté sublime et son absurdité en arrière-plan. Emma devient Justine, découvre la routine hors-cadre des prostituées, leurs longues plages d'ennui, leurs barricades émotionnelles plus ou moins hermétiques, leurs petites manies aussi nécessaires qu'attachantes, leur résignation, leur enthousiasme, leur cynisme, ça dépend des jours, parce qu'au fond, en tout cas c'est ce qu'Emma/Justine perçoit petit à petit, c'est un taf, différent des autres certes, mais un taf, avec ses codes, ses jours avec et ses jours sans, ses avantages et ses inconvénients, ses douleurs et ses consignes qu'on transgresse de temps en temps.

Elle est pute, maintenant. Ca la change, un peu. Pas complètement.
Elle ne bascule pas dans une damnation éternelle, pas plus qu'elle ne traverse d'épiphanie grandiose.
Elle est juste elle.
Un peu plus lucide.
Fatiguée, souvent.
Émue, parfois.
Bouleversée par les autres, surtout.
Les filles.
Plus ou moins jeunes, vieilles, éblouissantes, enthousiastes, grosses, taiseuses, malpolies, gracieuses, désinvoltes, mais toujours et avant tout dans une compréhension tacite et constante de leur vécu commun.
Une compagnie improbable et salvatrice.
Très vite, pour Emma, une forme nouvelle de sororité à laquelle rien ni personne n'aurait pu la préparer à devenir aussi attachée.

C'est risqué, comme démarche, devenir prostituée pour en faire un livre.
Ca pose question.
Ca peut repousser le lecteur.
Ca charrie tout un tas d'écueils.
Faire le plaidoyer de la prostitution, ou au contraire, la condamner catégoriquement, en jetant tous ses acteurs et actrices avec l'eau du bain.
Il s'agit de trouver un entre-deux, et Emma Becker, avec ses errements, ses hésitations et ses contradictions, semble y être plutôt bien parvenue - et même plutôt très bien.

L'expérience de l'autrice est individuelle, biaisée, et surtout privilégiée, ce qu'elle reconnaît et souligne à chaque instant. La maison close, c'était aussi la garantie d'une sécurité, d'une protection, d'une forme de soutien tangible bien qu'imprévisible. Jamais elle n'a risqué sa vie comme c'est le cas d'une infinité d'autres travailleuses du sexe ; elle a certes connu des moments de doute, de solitude, voire de rares épisodes de franche violence, mais son expérience est restée relativement préservée, et elle veille à le rappeler autant que possible, tout en mettant en évidence les nombreux abus dont elle a été témoin direct ou indirect. La prostitution peut être exploitation, elle l'est même souvent - la plupart du temps ? -, et il n'est pas question de nier ça, mais ce que l'écrivaine affirme avec un aplomb assez impressionnant, c'est qu'il est également possible d'y trouver une forme de satisfaction, voire d'épanouissement.

La prostitution, c'est la vie, c'est fait par des gens, des gens réels comme on en croise constamment dans la rue, et ça veut dire quelque chose de notre monde, qu'on le veuille ou non. La prostitution existe depuis longtemps, sinon depuis toujours, elle continuera d'exister, et ce qu'Emma Becker raconte avec une transparence remarquable et une lucidité plutôt pertinente, c'est qu'il est possible de l'imaginer autrement, de la rendre aussi sécurisante que possible pour les personnes qui l'exercent. 

On pensera ce qu'on voudra de la démarche de l'écrivaine. On y verra au mieux une analyse passionnante des complexités du désir féminin, au pire un brûlot pro-prostitution ou un ego-trip intenable, ou bien comme c'est mon cas, quelque chose de moins manichéen, un reportage nuancé et accidenté, une autofiction influencée, un essai admirablement documenté, une question flamboyante posée à une société hypocrite. Un roman qui se sait privé et assume d'être politique, sans jamais chercher à se poser comme universel et moralisateur. Une expérience à la première personne, dont on ne peut que saluer la sincérité, et un ouvrage final qui donne avant tout l'envie de lancer de longs, passionnants et complexes débats sur un sujet qu'il serait beaucoup trop facile (et surtout dangereux) de ne considérer que comme l'histoire d'une simple niche, ou la toile de fond de quelques faits divers sordides. 

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