Les Années d'Annie Ernaux - Chronique n°439

Titre : Les Années
Autrice : Annie Ernaux
Genre : Fiction autobiographique
Editions : Folio
Lu en : français
Nombre de pages : 256
Résumé
«La photo en noir et blanc d'une petite fille en maillot de bain foncé, sur une plage de galets. En fond, des falaises. Elle est assise sur un rocher plat, ses jambes robustes étendues bien droites devant elle, les bras en appui sur le rocher, les yeux fermés, la tête légèrement penchée, souriant. Une épaisse natte brune ramenée par-devant, l'autre laissée dans le dos. Tout révèle le désir de poser comme les stars dans Cinémonde ou la publicité d'Ambre Solaire, d'échapper à son corps humiliant et sans importance de petite fille. Les cuisses, plus claires, ainsi que le haut des bras, dessinent la forme d'une robe et indiquent le caractère exceptionnel, pour cette enfant, d'un séjour ou d'une sortie à la mer. La plage est déserte. Au dos : août 1949, Sotteville-sur-Mer.» 
Au travers de photos et de souvenirs laissés par les événements, les mots et les choses, Annie Ernaux donne à ressentir le passage des années, de l'après-guerre à aujourd'hui. En même temps, elle inscrit l'existence dans une forme nouvelle d'autobiographie, impersonnelle et collective.

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Ce livre m'a bouleversée.

C'était sublime. C'était petit et immense à la fois. Fulgurant et lent, marquant et friable. 

Il ne s'y passe rien de notable, si ce n'est le temps.
Du temps. Des tas d'années. 

De la fin de la guerre au début du XXIème siècle, décennie par décennie, vorace, le temps avale tout. Les images, les mots, comme l'évoque Ernaux dans un splendide prologue où elle décortique et décompose tous les flashs mémoriels qui forment son enfance.  

Rien ne se passe.Si ce n'est la jeunesse. 

Le temps convertit les rêves d'une jeune fille en réalité froide, implacable, en une espèce d'escalator infernal qu'on appelle progrès, une roue cyclique qu'on s'émerveille de voir tourner au début de sa vie, puis qu'on se retrouve à haïr, avant d'apprendre à ne plus y prêter d'importance. 

Les Années, c'est une histoire universelle et personnelle à la fois, mélange d'autobiographie, de fiction, de mémoire, de documentaire et de divagations philosophiques, entre flashs d'images, plongées dans des événements historiques, anecdotes racontées avec détachement mais que l'on devine profondément intimes. Tout est écrit sur un ton qui se veut désinvolte mais dont personne n'ignore qu'il est tout entièrement traversé d'affects, de regrets, d'espoirs brisés, de biais personnels. 

L'autrice a ce don de résumer des années et des années de réflexions et de destins communs en une seule phrase, en une poignée de mots, comme ici avec les Trente Glorieuses : 

“La profusion des choses cachait la rareté des idées et l'usure des croyances.” 

Annie Ernaux en reste au "on" impersonnel, jamais le "je" ni même le "elle" ne surgit au cours de ces quelques 250 pages. Elle s'accroche presque furieusement à cette illusion de fiction, de généralisation, et le pire, c'est que cela fonctionne. Le lecteur a parfaitement conscience qu'il s'agit à chaque instant d'un panorama irrémédiablement empreint de la vision personnelle de l'autrice, mais il ne peut en même temps s'empêcher de se projeter lui-même, ou encore d'y voir les ombres d'un grand-parent, d'un cousin, d'une amie, d'un fantôme. Ce "on" qui grandit, qui apprend, qui vieillit, qui observe, c'est Annie Ernaux, toi, moi, elle, un peu qui on veut, n'importe qui, tout le monde, personne. C'est le destin incroyablement tragique et implacablement banal de n'importe qui, vieillir, voir les années défiler et ne plus avoir que les mots pour s'en souvenir. 

Parce que les images meurent à l'instant où elles naissent. 

On peut les sauver, les prendre en photo, bien sûr, Annie Ernaux elle-même l'a fait et décrit quelques clichés de temps à autre dans son récit, comme des transitions, des reliefs inattendus de cette existence qu'elle déroule sous nos yeux. Mais ce n'est jamais tout à fait pareil, personne ne s'y trompe. 
On peut faire dire tout ce qu'on veut à une photo. 
Une image, une vraie, réelle, éphémère, fragile, ne ment pas. 
Elle se vit. 

Alors que retenir de ces Années, de ces fragments, de cette compilation de souvenirs, d'instants, de cette écriture incroyablement fluide qui déroule une moitié de siècle sans que l'on s'en rende compte ? Que retenir de ce texte doux et vicieux à la fois, qui saisit le lecteur en décrivant les souvenirs d'une enfant et l'emporte jusqu'à ce qu'il réalise que l'enfant est désormais une vieille dame, qu'il l'a vécu et que pourtant il ne s'est rendu compte de rien ? 

Il faut retenir que l'on n'a pas le temps de s'arrêter.
La société ne nous en laisse pas le temps.
Le temps ne nous laisse pas le temps. 


Alors apprenons à prendre le temps. 
A trouver les mots.
A faire des arrêts sur images. 

A sauver ce qui peut l'être, même si ça peut paraître vain, futile. 

Parce que ça ne l'est pas. Il n'y a qu'à lire ce texte, s'imprégner des émotions bouleversantes qui se devinent à travers chaque souvenir, découvrir cette vie, impudique et délicate à la fois, pour comprendre.

Notre vie n'a aucun sens, certes. 
Mais la raconter en a un. 

En tout cas, je crois. 

Commentaires

  1. Quel hasard! Je ne connaissais pas du tout Annie Erneaux, et la semaine dernière, ma prof de méthodo nous a conseillé de lire Les années ou La place... du coup j'ai presque fini de lire les années! Quand j'ai vu passer ta chronique, je me suis demandé si tu n'étais pas dans ma prépa ^^
    En tout cas, super chronique! Même si ce n'est pas un coup de cœur pour moi, j'adhère absolument à tout ce que tu avances :)

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  2. J'ai lu ce livre il y a quelques semaines et j'ai adoré. J'ai bien envie de découvrir un peu plus ce que fait Annie Erneaux.

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