Mon père, ma mère, mes tremblements de terre de Julien Dufresne-Lamy - Chronique n°536
Titre : Mon père, ma mère, mes tremblements de terre
Auteur : Julien Dufresne-Lamy
Editions : Belfond (collection Pointillés)
Genre : Contemporain
Date de parution : 2020
Lu en : français
Nombre de pages : 256
Résumé : Dans cette salle, Charlie, quinze ans, patiente avec sa mère. D’ici cinq heures, son père sortira du bloc. Elle s’appellera Alice.
Durant ce temps suspendu, Charlie se souvient des deux dernières années de vie de famille terrassée. Deux années de métamorphose, d’émoi et de rejet, de grands doutes et de petites euphories. Deux années sismiques que Charlie cherche à comprendre à jamais.
Sur sa chaise d’hôpital, tandis que les heures s’écoulent, nerveuses, avant l’arrivée d’Alice, Charlie raconte alors la transition de son père, sans rien cacher, ce parcours plus monumental qu’un voyage dans l’espace, depuis le jour de Pâques où d’un chuchotement, son père s’est révélée. Où pour Charlie, la terre s’est mise à trembler.
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Voilà.
On y est.
Dans quelques heures, Alice va naître.
C'est elle-même qui l'a dit, choisi, annoncé.
Cette opération, pour elle, c'est un cap.
Elle a besoin de ça, de cette date immuable, de cet acte concret, pour marquer l'avant et l'après, et s'offrir à sa vie nouvelle, enfin conforme à celle dont elle a toujours rêvé.
Pendant qu'Alice est occupée à renaître, Charlie attend.
Ça fait un bail, déjà, qu'il est relégué à ce rôle-là.
Ça ne le dérange pas, ça ne le dérange plus, il sait faire, maintenant, écouter, comprendre, accepter, changer d'avis et soutenir.
Mais force est d'admettre qu'il a hâte que ça cesse, les tremblements de terre.
Les tremblements, c'est le nom qu'il a donné à toutes ces transformations, ces révolutions en réalité, celles d'Alice.
Parce qu'Alice ne s'est pas toujours appelée comme ça, n'a pas toujours existé telle qu'elle apparaît aujourd'hui aux yeux du monde. Alice est une femme trans, ça fait deux ans qu'elle l'a annoncé. Une identité jamais contestée par sa famille, une vérité qu'on ne cherchera jamais à lui nier (et heureusement). Mais un sacré tremblement, ça, c'est certain.
On s'attache presque par instinct à Alice, Alice qui a si longtemps serré les dents, Alice qui s'en est voulu d'être elle, à qui il est arrivé de songer qu'elle aurait tellement préféré ne pas être assaillie par tous ces doutes-là, Alice qui se dit encore parfois qu'elle gâche tout, qu'elle menace tout, mais qui, à force de soutien et de temps, finit par enfin admettre combien sa démarche est légitime.
A ses côtés, sa femme et son fils Charlie, qui tombent des nues, sont maladroits, font de leur mieux, s'informent petit à petit, et l'accompagnent dans un parcours loin d'être toujours évident, sans être tragique ou dévastateur non plus. Rien que l'avancée pleine de doutes et de belles surprises d'une femme tellement heureuse de pouvoir enfin se présenter comme telle.
Et puis enfin, derrière tout ce petit monde, le lecteur et ses questions, sa tendresse et sa fierté pour cette femme à la fois très ordinaire et grandiose dans son courage, et dans la façon dont elle entame la transition dont elle a envie et besoin, malgré son âge, sa famille, ses collègues et le reste du monde.
Ce n'est pas le roman d'Alice, encore moins un roman sur elle, comme une étude ou un documentaire. Alice n'a pas besoin de ça, l'écrivain n'a pas à se substituer à elle pour la décortiquer sous tous les angles : elle a sa voix, ses désirs, elle se raconte seule et avec une beauté inouïe. Non, ce roman, c'est celui de la famille, des amis, de l'entourage, de tous ces gens extérieurs à la transition dans un premier temps, mais qui en deviennent très vite des acteurs à part entière. Alice est bien entendu la protagoniste, la décisionnaire, celle à qui le dernier mot doit revenir et revient heureusement, mais voilà, Alice n'est pas seule, elle entraîne avec elle sa femme, son fils, ses amis, ses collègues, et si eux n'ont évidemment pas à transiger sur son identité et ses besoins, ils ont en revanche tout un tas de questions, d'incompréhensions, d'ajustements à faire. Et bien sûr que c'est pénible pour Alice, que ça ne devrait pas être son problème de les rassurer ou de les informer, que ce serait tellement moins compliqué de vivre dans un monde où la transition serait vécue comme une simple question aboutissant à une réponse naturelle et personnelle, un événement important mais pas dramatique, une étape. Mais voilà, Charlie, Alice et les autres vivent dans le même monde que nous, ce monde qui évolue encore parfois un peu lentement, qui se trompe, qui est maladroit. Et le roman, les tremblements, sont une façon (je crois) de nous suggérer qu'à la fin, tout se passe bien. Tout se passe toujours bien, tant qu'on s'aime et qu'on s'écoute. C'est l'histoire d'une transition heureuse, non pas sans accroches ou difficultés, mais heureuse. Parce que toutes les personnes trans ne vivent pas leur transition comme un drame ou un déchirement, parce que chaque transition est unique et légitime à sa façon.
Le texte de Julien Dufresne-Lamy est nécessaire, et s'ancre dans tout un ensemble de récits et de témoignages dont on a tous et toutes besoin pour s'éduquer. Ce n'est pas un texte à la première personne, et en aucun cas une appropriation du vécu des personnes trans. Ce n'est pas non plus un documentaire, un reportage ou un manifeste. Non, c'est une fiction, une fiction qui - on l'espère ! - pourra accompagner les personnes concernées, mais aussi et surtout ouvrir les yeux de ceux qui vivent ces questions-là comme témoins, ou de l'extérieur, de ceux qui s'y intéressent, ont peur de mal faire, aimeraient savoir quoi dire à leur proche trans, culpabilisent de ne pas tout comprendre d'un coup d'un seul. C'est l'histoire inventée mais sincère, belle et infiniment respectueuse, d'un vécu comme il en existe des milliers, une proposition romanesque d'une force, d'une lumière et d'une justesse rares. C'est une prose sublime, comme toujours avec cet écrivain, sans effets de suspense ou de dramatisation superflus, rien que la douceur d'une famille qui s'aime et invente de nouvelles façons de se parler, les secousses de tremblements parfois surprenants mais dont on se remet toujours, et la poésie de lendemains dont on ne peut que se réjouir.
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