Pourquoi faire un film en noir et blanc en 2021 ? [Capucinéphile]
Vous l'aurez remarqué si vous avez eu la (vraiment excellente) idée de vous rendre à une séance des Olympiades de Jacques Audiard ou de The French Dispatch de Wes Anderson : un nombre intrigant de réalisateurs contemporains semblent se piquer d'affection pour le noir et blanc. Il suffit de jeter un petit coup d'œil au programme des sorties de cette fin d'année pour confirmer cette intuition (Les Olympiades au cinéma actuellement, Passing chez Netflix, ou encore Cm'on Cm'on, Belfast et The Tragedy of Macbeth dont la sortie est prévue incessamment sous peu aux Etats-Unis et/ou au Royaume-Uni).
Si l'on se tourne carrément vers ce que les années 2010 nous ont offert, on a de quoi en avoir le vertige : depuis le triomphe de l'OVNI qu'était The Artist, on a vu débarquer sur nos écrans la beauté éthérée de Frances Ha, les films d'animation Persépolis et Frankenweenie, les paysages glauquissimes de The Lighthouse, les magnifiques amants de Cold War, ceux, un peu plus chaotiques, de Malcolm and Marie, la version noir et blanc de Parasite, les Frenchies dans Le Sel des larmes, bref, on a de quoi faire.
(point commun de ces films... le noir et blanc, c'est vraiment la seule chose) |
Un tel choix peut intriguer : pourquoi se priver de la formidable opportunité qu'offre le cinéma moderne de pouvoir raconter une histoire photoréaliste, avec une image vivante, dont la couleur peut être modulée de mille et une façons pour sublimer ou moduler le ton du récit ? Passer au noir et blanc, n'est-ce pas se tirer une balle dans le pied, un peu comme si du jour au lendemain on décidait de s'éclairer à la bougie pour la beauté du geste ?
C'est là se méprendre : si d'anciennes générations de cinéastes ont laissé le noir et blanc derrière eux avec soulagement, d'autres redécouvrent aujourd'hui les formidables champs visuels et symboliques que permet d'explorer cette image exigeante, nacrée, toujours empreinte d'un fond de nostalgie, qui exige une construction d'autant plus travaillée de chaque plan, et un éclairage irréprochable. Bien plus variée qu'on ne le pense, l'esthétique noir et blanc a ses codes, ses écueils propres, ses atouts, et que l'avènement du Technicolor n'a en rien rendus obsolètes, et encore moins périmés. Ce choix marquant, toujours signifiant (comme l'ensemble des décisions prises pour un film, d'ailleurs : sachez que tout ce que vous voyez à l'image est délibéré, y compris tel simple sweat-shirt bleu que vous avez à peine remarqué sur tel personnage secondaire, telle pub Pepsi à l'arrière de tel décor, ou tel mouvement que fait tel figurant en passant derrière tel couple de protagonistes. Tout a un sens, du moins une fonction, et croyez-moi quand je vous dis que rien n'est laissé au hasard dans les productions du septième art, où chaque centime du budget se doit d'être dépensé à bon escient et où l'on ne tourne en général que deux minutes utiles par jour). Passer en noir et blanc n'est donc pas une coquetterie, d'autant plus que cela renvoie souvent une image plus recherchée, moins accessible (à tort, je vous le dis), et peut rebuter une partie du public.
(Les Olympiades plus beau film cependant) |
Quoi qu'il en soit, le résultat est là : le noir et blanc, c'est emballant. En 2018, un seuil très symbolique, mais notable, est franchi avec la liste des nommés aux Oscars, où l'on trouve pour la première fois depuis les années 1960 plus d'un seul film en noir et blanc - en l'occurrence deux films, Roma et Cold War. Depuis, les occurrences se multiplient, avec pas moins de quatre longs-métrages en noir et blanc présentés au festival de Sundance 2021, avec Passing, The dog who wouldn't be quiet, Faya Dayi et El Planeta.
De l'archaïsme au parti pris
De 1940 à 1967, l'Oscar de la meilleure photographie (ou Best Cinematography comme disent nos amis anglophones, c'est-à-dire la plus belle image) est scindé en deux catégories : celle de la meilleure photo couleur, et celle de la meilleure photo noir et blanc. Les films ne concourent donc pas dans la même catégorie selon la technique à laquelle ils ont recours, et on a droit à des duos de vainqueurs comme Le Jour le plus long et Lawrence d'Arabie (propre). En 1968 cependant, on en finit avec cette distinction, puisqu'il n'y a, en gros, plus assez de films en noir et blanc pour constituer une catégorie à part digne de ce nom. Le désaveu pour une technique qui n'est plus perçue que comme une contrainte par toute une génération de cinéastes est durable, mais pas éternel. Après un premier frémissement avec La Liste de Schindler de Spielberg en 1993, qui remporte l'Oscar de la meilleur photo alors qu'il était en lice contre toute une panoplie de films couleur, le noir et blanc connaît un triomphe fracassant avec Roma en 2019 et Mank en 2021, qui raflent tous deux le trophée de la meilleure photo au nez et à la barbe de la concurrence - on est donc à tout de même 67% de films en noir et blanc parmi les trois derniers lauréats de cet Oscar, après quasi soixante ans à passer sous le radar. Si vous voulez mon avis, ça n'a rien d'anecdotique.
Il n'y a pas que les Etats-Unis dans la vie, et ces Oscars ne sont pas qu'une accolade dans le dos à des productions américaines qui s'offrent la lubie d'un choix artistique anecdotique, loin de là. Partout dans le monde, de plus en plus de créateurs et de créatrices s'emparent du noir et blanc de façon assumée, avec dans l'idée de faire de ce parti pris non pas un choix par défaut, mais une opportunité unique de sublimer leur œuvre. Voici un petit panorama, donc, des raisons pour lesquelles un ou une réalisatrice sain d'esprit pourrait avoir envie de passer au noir et blanc en l'an de grâce 2021.
(Les Olympiades toujours le plus beau ça change pas) |
Par volonté de réalisme, de crédibilité historique
Cela peut paraître entrer en contradiction avec le fait que je viens très exactement de plaider quatre paragraphes durant que le noir et blanc est une technique tout aussi contemporaine qu'une autre, cela étant, force est d'admettre qu'elle reste associée dans notre imaginaire collectif à toute une période couvrant, pour être extrêmement large, la seconde moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe. Voir une image en noir et blanc, c'est aussitôt penser Révolution industrielle, Belle Epoque, Années folles, Âge d'or hollywoodien, Grande Dépression, et ça, les artistes ne s'y trompent pas. The Artist, Mank, The French Dispatch, autant de longs-métrages dont il suffit de voir un seul plan pour aussitôt se retrouver, avec une efficacité redoutable, dans l'ère temporelle qu'ils dépeignent. Le noir et blanc, de façon instinctive, quasi pavlovienne, est associé à une idée de nostalgie, de prestige évanoui, d'élégance et de chic aussi, et convoque tout un univers qui peut nourrir et renforcer le propos d'un film. Oser le black and white treatment permet aussi de multiplier les références à d'immenses classiques du septième art comme Casablanca, Citizen Kane, Psychose ou encore Douze hommes en colère avec ingéniosité et aisance, et d'ainsi s'ancrer dans la lignée de tout un glorieux patrimoine cinématographique. De façon assez logique, quand on réalise un film comme Ed Wood de Tim Burton, qui retrace le parcours d'un réalisateur (réputé le plus mauvais de l'histoire, rien que ça), dans les années 50, il est plus qu'approprié d'avoir à l'image quelque chose qui peut directement rappeler les productions du bonhomme à l'époque.
Mais cette explication, finalement assez pragmatique, si elle peut bien évidemment faire partie de l'ensemble des raisons qui motivent un tel choix, me paraît loin d'être satisfaisante pour qui veut comprendre la démarche de réalisateurs et réalisatrices d'aujourd'hui. On le voit bien, de nombreux films historiques se déroulant à ces époques-là offrent une image en couleur sans le moindre problème d'immersivité. Alors, pourquoi encore le noir et blanc ?
Par respect d'une œuvre adaptée
Autre motif logico-technique, le respect d'une œuvre originale adaptée. Persépolis, Sin City (1995) ou Les Olympiades en sont des exemples - chacune étant adaptée d'une bande dessinée ou d'un roman graphique lui-même conçu en noir et blanc. Ainsi, dans le cas des Olympiades, le chef op du film, Paul Guilhaume, raconte à l'AFC : "Le noir et blanc vient vraiment de l’œuvre dont le film est adapté. [...] Je crois [que Jacques] voulait aussi proposer une vision résolument différente de Paris, sans tomber dans une quelconque nostalgie. Filmer le Paris de 2021 mais sans être dans un réalisme prosaïque." Plus pragmatique, Audiard lance à France Info : "J'ai beaucoup tourné dans Paris et je trouve que c'est une ville difficile à photographier. Paris, ce n'est pas New York !" En conservant la palette de couleurs d'une œuvre adaptée, on parvient aussi, sur le plan du fond comme de la forme, à rester fidèle à une certaine intention, une certaine atmosphère. Pour Sin City, il est assez évident que le noir et blanc participe d'une ambiance horrifique, que le comic de Franck Miller avait déjà investie. On a donc, avec cette idée d'hommage et de fidélité au matériau d'origine, un noir et blanc mi-choisi mi-imposé, qui peut être pris à la fois comme contrainte et comme source d'inspiration.
Pour le symbole, pour poursuivre une réflexion artistique (Passing)
Au risque de me répéter, au cinéma, tout sert l'intention du réalisateur ou de la réalisatrice. On ne s'en rend pas forcément compte, mais si le montage est très très nerveux, ça veut dire quelque chose, ça sert quelque chose. Dans le cas du noir et blanc, il en va de même. Passer un film en noir et blanc, c'est loin d'être un simple effet de style. En ce qui concerne le film Passing de Rebecca Hall, par exemple, il s'agissait carrément d'une façon de pousser à bout le propos du film, de créer une forme de symbole, d'aller même chercher du côté du concept. Faire un film sur les personnes noires, les personnes blanches et les personnes noires qui se font passer pour blanches, c'est déjà sacrément intéressant, mais un film sur les personnes noires, blanches, noires et blanches, le tout en noir et blanc, c'est plus qu'intrigant. "Ca m'a fait l'effet d'une illumination. Il ne s'agissait pas simplement d'un choix stylistique, mais d'un choix conceptuel", explique la réalisatrice, Rebecca Hall au festival de Sundance d'après des propos rapportés par la No Film School. "J'ai fait un film à propos du colorisme. Or, le noir et blanc aspire toute la couleur."
Le noir et blanc, un retour à l'essentiel
Le retour au noir et blanc, c'est aussi le refus des fioritures, le choix de se concentrer sur l'action, sa lisibilité, sa délimitation. Un tel choix débarrasse l'image de l'agitation et de la distraction que peut constituer la couleur. On n'a pas le droit à l'erreur, mais on va droit au but. Compo irréprochable, efficacité des mouvements et des transitions, c'est là l'argument plaidé par Marjane Satrapi, l'autrice de Persépolis, adapté depuis en film, en noir et blanc bien sûr. A l'époque, le noir et blanc s'était imposé à elle, "parce que [ses] histoires sont souvent très bavardes, et si le dessin est lui aussi très bavard, cela peut devenir excessif". Elle ajoute : "J’essaie d’obtenir une harmonie, je mise sur l’expression et préfère zapper le reste, les choses vraiment secondaires."
Et on le voit : sur un plan en noir et blanc, où on n'a en réalité que les formes, les objets et les personnages à observer, niveau composition, ça ne pardonne pas. On a moins de repères, moins d'ancrages avec le monde réel, alors il s'agit d'avoir l'image la plus marquante, la plus efficace possible, ce qui sert bien souvent la force de frappe du récit.
Le noir et blanc comme solution à des contraintes techniques
Les caractéristiques les plus matérielles du noir et blanc peuvent aussi pas mal aider des réalisateurs avec de petits pépins pratiques. Le lissage de l'image propre au noir et blanc a ainsi été carrément bienvenu pour des films comme Elephant Man de David Lynch, où les gros gros effets de maquillage passaient bien mieux en noir et blanc qu'en couleur. On peut aussi avoir des films qui mélangent les formats, comme Good Night Good Luck, qui comporte des archives télé et a choisi de passer au tout noir et blanc pour unifier l'ensemble du film. Enfin, on a des histoires plus incongrues, comme celle de Raging Bull, un film à l'origine censé être tourné en couleur, mais dont le réalisateur (Scorcese rien que ça) s'est avéré détester le rouge des gants de boxe du protagoniste, bien trop vif à ses yeux. La solution ? Plus de couleur du tout. C'était moins fati-gant, j'imagine.
La versatilité de l'image en noir et blanc
Enfin et surtout, le noir et blanc, c'est une image infiniment plus diverse et subtile qu'on ne pourrait le croire. Il n'existe pas un seul noir et blanc uniforme, bien loin de là - je veux dire, vous avez vu vous-même la quantité de filtres noir et blanc sur Instagram et le rendu puissamment différent qu'ils permettent d'obtenir ! Un noir et blanc, ça peut être brutal, doux, plein de grain âpre et râpeux, onctueux, un peu passé, nacré, fumeux, très contrasté, charbonneux, mélancolique, dramatique, vieillot, extrêmement moderniste, mystérieux, aveuglant, bref, tout un spectre de possibilités furieusement enthousiasmantes pour un photographe ou un cinéaste qui voudrait travailler tout un ensemble d'atmosphères dans une même œuvre de façon subtile, pas forcément visible pour le spectateur. Admirez plutôt :
(à titre d'exemple, tous ces plans viennent du même film - si si, promis, tout ça vient de Mank, promis) |
Pour toutes ces raisons, le noir et blanc peut être perçu comme l'essence même de ce qu'est la contrainte créative, cette apparente limite qui va en réalité ouvrir la voie à tout un champ de possibles nouveaux, à tout un tas d'opportunités artistiques dont on n'aurait pas eu connaissance autrement. Songez vous-mêmes à cet inimitable frisson que vous avez ressenti face aux grands classiques en noir et blanc que vous avez pu voir, les Kubrick, les Fritz Lang, les Capra. Bien au-delà du simple pastiche, les films contemporains en noir et blanc s'emparent de tout le poids symbolique de ses œuvres, et remanient et réinventent une technique qu'il serait trop facile de croire obsolète, pour lui faire refléter toute la complexité, la richesse et l'intransigeance de notre époque. C'est un appel au mythe, quelque chose d'instinctif et d'immémoriel, quelque chose d'à la fois très traditionnel et très subversif, comme le retour du format 4/3 par exemple (un futur article qui sait). Et ça, ça a de quoi nous enthousiasmer. Le noir et blanc fait parfois face à pas mal de résistances : La Haine de Kassovitz a aussi été tourné en couleur pour une diffusion télé (le diffuseur y tenait), mais face à l'enthousiasme du public pour le noir et blanc, c'est cette dernière version qui est s'est imposée pour la postérité. Quant à La Fille sur le pont de Patrice Chéreau, c'est encore plus fameux : les producteurs tenant mordicus à ce que le film soit en couleur, contrairement à ce que souhaitait le réalisateur, celui-ci a eu la sardonique idée de faire exprès de filmer avec des couleurs peu harmonieuses, voire franchement rebutantes, pour que la production n'ait d'autre choix que d'accepter le noir et blanc. Que voulez-vous, le cinéma, c'est pas un monde de Bisounours. On n'a pas toujours carte blanche.
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