Il faut qu'on parle de Kevin de Lionel Shriver - Chronique n°560

Titre : Il faut qu'on parle de Kevin
Autrice : Lionel Shriver
Genre : Drame | Contemporain
Editions : Belfond
Lu en : français
Traduit par : Françoise Cartano
Nombre de pages : 492
Date de parution : 07/09/2006
Résumé : 
À la veille de ses seize ans, Kevin Khatchadourian a tué sept de ses camarades de lycée, un employé de la cafétéria et un professeur. Dans des lettres adressées au père dont elle est séparée, Eva, sa mère, retrace l’itinéraire meurtrier de Kevin.

Elle se souvient qu’elle a eu du mal à sacrifier sa brillante carrière pour devenir mère. Qu’elle ne s’est jamais faite aux contraintes de la maternité. Que dès la naissance elle s’est heurtée à un enfant difficile. Que l’arrivée de Celia, petite sœur fragile et affectueuse, n’a fait que creuser le fossé entre mère et fils. Qu’elle aura passé des années à scruter les agissements de Kevin sans voir que son ambivalence envers lui n’avait d’égale que la cruauté et la malveillance du rejeton. Et, quand le pire survient, Eva veut comprendre : qu’est-ce qui a poussé Kevin à commettre ce massacre ? Et quelle est sa propre part de responsabilité ?

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D'un point de vue strictement technique, et si l'on s'en réfère à mes meilleures indications statistiques, j'ai mis plus d'un mois à achever Il faut qu'on parle de Kevin, et j'ai même dû m'y reprendre à trois reprises pour dépasser les deux chapitres initiaux. Voilà qui n'est pas de très bon augure quant à la qualité de l'ouvrage, me direz-vous. Et pourtant.

Si j'ai mis plusieurs semaines à entamer vraiment le livre, ce n'est en aucun cas dû à sa qualité, assez étourdissante soit dit en passant. Non, si j'ai éprouvé pour ce récit une espèce de répulsion initiale, un inconfort, voire une quasi incapacité à me plonger dans ce qu'il esquissait en introduction, c'était purement et simplement parce que c'était trop bien.

Alors.
Je vous entends, là, déjà, me dire, mais enfin Capucine, tu es stupide ou quoi, les livres trop bien on adore ça nous, hein, et je vous dirai absolument, vous avez raison, mais là, dans ce cas très particulier, Il faut qu'on parle de Kevin, on est sur du trop bien limite douloureux.

Je ne suis résolument pas de ceux qui doivent, de façon très compréhensible, parfois faire une croix sur certaines lectures trop éprouvantes, violentes ou saisissantes, bien au contraire : j'ai un principe en littérature, plus c'est glauque, mieux j'aime. La sordide histoire de la mère de Kevin, adolescent incarcéré pour avoir assassiné sept de ses petits camarades de lycée, plus un employé de la cafétéria et sa prof de littérature (on est sur un cas), aurait donc instantanément dû capter mon goût pour l'insoutenable et l'irréparable, mais son incisivité, son âpreté, et surtout l'épouvantable et prodigieuse intelligence avec laquelle Lionel Shriver la raconte et la dissèque, ont été un gros coup de parpaing dans ma petite figure. Chaque paragraphe se reçoit, se digère, chaque chapitre est un roman en soi, et l'ouvrage entier d'une densité et d'une intensité assez incomparables. Rarement ai-je été confrontée à un tel degré d'analyse, à une telle exhaustivité dans le décortiquage d'un personnage et des tensions, secrets et ressentiments qui phagocytent sa famille. Rarement ai-je été frappée à ce point par l'exactitude des termes choisis par un ou une écrivaine, rarement ai-je été saisie à la gorge à ce point par l'injustice, l'horreur ou l'irréparabilité d'une situation. Voilà pourquoi il m'a fallu me casser un peu les dents sur ces chapitres introductifs, me laisser atteindre par la violence du propos, presque en rejeter ce bouquin si méchant, si noir, si empli de malheur et de regrets et de médiocrité, avant d'enfin l'embrasser et m'enfiler les 400 pages qu'il me manquait comme une course dont chaque kilomètre m'aurait autant éprouvée qu'exaltée.

Ce qui bouleverse, dans Il faut qu'on parle de Kevin, c'est l'amertume, le réalisme de cette mère simplement pragmatique face au désastre qu'est sa vie. On pourrait sans doute la trouver cynique, et en effet, il y a de cela dans la froideur parfois amusée avec laquelle elle analyse ses actions des vingt dernières années, mais elle n'est pas que cela, bien sûr, ce serait trop facile autrement. Non, Eva n'est pas blasée, elle souffre, encore, au très premier degré, et le raconte lettre après lettre à un ex-mari qui ne lui répond pas. Elle compose, souvenir après souvenir, une confession implacable, dont on ne saurait dire si c'est envers sa narratrice ou son destinataire qu'elle est le plus impitoyable. Le texte, poisseux, étouffant, ne verse cependant jamais dans la facilité, la méchanceté gratuite, et certainement pas le manichéisme. On pourrait imaginer (et comprendre) qu'Eva se contente de décrire Kevin comme l'enfant mutique, puis l'adolescent brutal, provocateur et malveillant qu'il est, mais quelque chose d'infiniment plus ambigu surnage toujours dans le portrait qu'elle en brosse, un refus, bouleversant parce qu'indicible et incompréhensible, de le condamner tout à fait, de le haïr tout à fait, quand bien même la tentation en est immense. Eva s'accroche, et les 500 pages qu'elle passe à raconter Kevin sont la preuve ultime du fait qu'elle ne consent pas et ne consentira sans doute jamais à lâcher ce fils qui lui a pourtant brisé tout ce qu'elle avait réussi à constituer en garanties de son bonheur : son mariage heureux, son boulot galvanisant, ses voyages, sa vie à Manhattan, son insouciance. Ce n'est pas de l'aveuglement, encore moins un amour maternel inconditionnel, mais un besoin de comprendre, un refus d'abandonner, une injonction aussi, parce qu'elle est la mère de cet enfant et que personne ne l'autorisera jamais à l'oublier, en somme, un maëlstrom de besoins et passions contradictoires dans l'entremêlement desquels naissent parmi les questionnements les plus brutalement juste qu'il m'ait été donné d'affronter à propos de la maternité, de la famille, de la filiation, de la loyauté, de la transmission, de la trahison, du rejet, du devoir et de la faute. 

Autant j'ai davantage pleuré face à un écran de cinéma qu'au cours de toutes les séances de psychothérapie de ma vie (et croyez-moi, c'est déjà beaucoup), autant les ouvrages capables de m'arracher de vraies larmes de stupeur, de peine ou de colère ne sont pas légion, et Il faut qu'on parle de Kevin en fait partie. Face à ces derniers chapitres, dont les pages, lourdes et solennelles, constituent un moment de lecture d'une immersivité assez inégalée, j'ai plissé les yeux comme si isoler les lignes une à une pouvait en diminuer l'impact, j'ai tourné les 100 dernières pages dans une espèce de transe littéraire comme on a rarement la chance d'en connaître. Lire ce roman est tout sauf une promenade de santé, mais bon sang, qu'est-ce que c'est bien.

Lionel Shriver a du génie, vraiment, dans la façon dont elle semble accommoder le lecteur pour mieux retourner ses préjugés contre lui au chapitre suivant, dans son art de créer l'évidence dans la surprise, dans la maestria de l'intrigue qu'elle compose et du rythme savamment étudié auquel elle abat ses cartes, chacune plus tranchante que la précédente. C'est un ouvrage qui demeure, un ouvrage qui n'assène pas ses réponses, vu les démons qui continuent de torturer sa narratrice pour le moins biaisée, voire pas toujours fiable, mais dresse un personnage redoutablement complexe, redoutablement convaincant (comment, en tant qu'auteur, parvient-on à inventer une telle vie avec de tels détails, une telle complétude de pensée, un tel don pour rendre compte des nécessaires contradictions qui forment la personnalité du personnage sans jamais laisser naître la moindre incohérence ? Je ne me l'explique pas), dont la voix désabusée mais pas désarmée fait naître autant de frissons que de questions chez un lecteur, pour le coup, franchement sonné. Un épouvantable, formidable roman.

Commentaires

  1. bonjour Capucine,
    merci de mettre à l'honneur ce Tsunami littéraire, qui m'a littéralement emporté et que j'aime...d'amour (j'hésite cependant à l'offrir rapport au recul costaud qu'il faut pour encaisser)...
    Quand je suis réceptive et éprouve un tel choc, je me précipite pour découvrir d'autres romans du même auteur...Grosse déception car je suis restée sur la rive de "Tout ça pour moi"...et j'hésite à retenter l'expérience...la déception est intense...
    En tous cas, bravo pour cette présentation de ce grand roman...

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