Roses à crédit d'Elsa Triolet - Chronique n°556

 Titre : Roses à crédit
Autrice : Elsa Triolet
Editions : Gallimard | Folio
Date de parution : 1959
Lu en : français
Nombre de pages : 313
Résumé : 
La nature a beaucoup donné à Martine, les hommes peu.
Elle est belle, elle a le rare don d'aimer. Mais à notre âge de nylon, elle est venue au monde dans des conditions de l'âge de pierre. Aussi le confort moderne, le cosy-corner, seront-ils son premier idéal, et le métier de manucure parmi les miroirs et les parfums d'un salon de coiffure suffit à ses rêves de beauté. Elle est en cela semblable à des millions d'êtres. Daniel Donelle, l'amour de Martine, est déjà au-delà de cet idéal électroménager. Rosiériste, touché par l'aile de la science, il rêve à un rose nouvelle qui aurait la forme de la rose moderne, et le parfum inégalable de la rose ancienne. Un jour, Daniel créera la rose parfumée Martine Donelle, mais elle ne sera plus un hommage qu'à la souffrance.
 


-----------------------------------------------------------------

L'idée d'un roman de la société de consommation pourrait paraître un rien éculée, si ce n'est carrément cliché. Il en va de même avec un personnage féminin prisonnier de son foyer, des apparences : vu, vu et revu me dira-t-on, et on n'aurait pas tort en soi, si ce n'est qu'on parle ici de Roses à crédit, un roman aux thématiques certes devenues bien plus fréquemment analysées par la suite, mais dont le propos était encore formidablement précurseur à l'époque, dont l'ironie et le cynisme constant en font un texte toujours aussi captivant, et dont l'apparente simplicité cache un récit toujours aussi vif et piquant de nos jours.

Roses à crédit suit le fil de l'existence de Martine, petite fille puis jeune femme élevée dans une certaine précarité, petit à petit introduite (mais de loin) à un monde de confort et d'immédiateté qui, bien au-delà d'une simple convoitise, lui inspire une espèce de révérence quasi-religieuse. Très vite, au fur et à mesure de sa longue éducation mercantile, Martine aiguise ses ambitions, et laisse même sa soif de possessions devenir la condition nécessaire à son épanouissement personnel. Tout, il lui faut tout, elle qui n'a rien eu et ne jouit encore que de si peu, des meubles, parfums, vêtements, crèmes et vernis, tout, elle aura tout, puisque ça lui est permis, entre crédits à la consommation, emprunts plus ou moins formalisés, promotions et paiements fractionnés, alors elle ne se prive de rien, tout est trop beau pour elle mais elle s'en moque bien puisqu'on le lui vend quand même : twin-set, mobilier, cocotte-minute et machine à laver, pourquoi pas robot ménager tant qu'on y est, la vie devient combinaison magique faite de rouages mécaniques et de bibelots qui s'imbriquent, et Martine, au milieu de cet amoncellement de choses qui ne lui appartiennent qu'en théorie, elle devient franchement extatique.

C'est sans compter sur la petite rengaine de la dette, chanson sournoise au refrain crescendo qu'on ne reconnaît que trop tard. Très vite, Martine sombre, écope comme elle peut mais finit toujours par replonger à coups de petites avances et autres combines improvisées. Elsa Triolet donne à son héroïne un regard agressif, plastique, ultrasensoriel, une espèce de sensibilité ultime à la couleur, à la forme, à la valeur de ce qui l'entoure, et le texte devient à cet égard assez hypnotique, pour ne pas dire carrément vertigineux.

"Sur le papier glacé, lisse, net, les images, les femmes, les détails étaient sans défauts. Or, dans la vie réelle, Martine voyait surtout les défauts... Dans cette forêt, par exemple, elle voyait les feuilles trouées par la vermine, les champignons gluants, véreux, elle voyait les tas de terre du passage des taupes, le flan mort d'un arbre déjà attaqué par le pivert... Elle voyait tout ce qui était malade, mort, pourri. La nature était sans vernis, elle n'était pas sur papier glacé, et Martine le lui reprochait."

L'histoire reste marquée par une certaine simplicité, un côté "tragédie des temps modernes" à l'issue facile à deviner et à la dégringolade plutôt classique, mais qui garde à chaque instant quelque chose d'hypnotique, de magnétique, tant on est effaré par les errements de Martine, en même temps troublé par l'envie malsaine qu'on a de la voir aller au bout de son obsession, et enfin presque irrité par les réflexions de son mari Daniel, homme pragmatique, raisonnable et rigoureux qui se désole de la voir se corrompre ainsi, et voudrait la voir renoncer à tous ses colifichets. On sait bien qu'il a raison, bien sûr, mais voilà, l'autrice parvient à remuer nos propres pulsions mercantiles, et on a bien du mal à lutter contre cet appétit capitaliste qui nous donne envie malgré nous de voir comment Martine s'apprête à être terrassée par sa fièvre acheteuse.

"Que pouvait-il contre l'idéal électro-ménager de Martine ? C'était une sauvage devant les babioles brillantes. Elle adorait le confort moderne comme une païenne, et on lui avait donné le crédit, anneau magique des contes de fées que l'on frotte pour faire apparaître le démon à votre service. Oui, mais le démon qui aurait dû servir Martine l'avait asservie. Crédit malin, enchantement des facilités qui comble les désirs, crédit tout puissant, petite semaine magicienne, providence et esclavage. Daniel se sentait battu, bêtement battu par des objets. Sa Martine-perdue-dans-les-bois convoitait follement un cosy-corner."

Si l'intrigue est parfois un peu simple, sa prose en elle-même est franchement convaincante, assez simple mais d'une efficacité fulgurante, avec un mélange très troublant de douceur et de cruauté, des piques d'autant plus brutales que maquillées en narration fleurie. Le récit arrive toujours assez bien à jongler entre cynisme et naïveté affectée, pour un résultat vraiment marquant, à mi-chemin entre l'instantané d'une époque révolue, le documentaire acide et aiguisé, la romance légère et le conte de fées déréglé. On y frissonne, on s'y étourdit, on y vit agacement, tendresse et amertume, et on en sort comme plongé dans une espèce de gueule de bois post-shopping, avec un vague sentiment de honte un peu satisfaite et franchement pas reluisante, et une certaine envie de se plonger dans la méthode de Marie Kondo et autres théories minimalistes. C'est franchement réussi, et ça mérite votre attention à n'en pas douter.


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Pourquoi faire un film en noir et blanc en 2021 ? [Capucinéphile]

La Disparition de Stephanie Mailer de Joël Dicker - Chronique n°426

Une Femme d'Anne Delbée - Chronique n°427

J'avoue que j'ai vécu de Pablo Neruda - Chronique n°517

À la place du cœur d'Arnaud Cathrine — Chronique n°241