Bordeterre de Julia Thévenot - Chronique n°561

Titre : Bordeterre
Autrice : Julia Thévenot
Editions : Editions Sarbacane
Date de publication : 04/03/2020
Genre : Fantastique | YA
Nombre de pages : 512

Résumé : Inès, 12 ans, est le genre à castagner ceux qui cherchent des embrouilles à son frère, Tristan, autiste de 16 ans. Tristan lui, est plutôt du genre à regarder des deux côtés avant de traverser. Mais ce jour-là, il ne parvient pas à retenir sa sœur qui, courant après son chien, bascule dans un univers parallèle. Bordeterre. C’est le nom de cette ville, perchée sur une faille entre deux plans de réalité. Les gens qui y tombent ne peuvent plus la quitter. On y croise des gamins qui chantent pour faire tourner un moulin, des châtelains qui pêchent des cailloux, des ferrailleurs rebelles qui font tirer leurs caravanes par des poules… et des créatures étranges. Inès, par nature, est ravie. Elle explore, renifle le derrière de Bordeterre avec une joie souveraine, comme le chien qu’elle a suivi. Tristan est plus inquiet : il y a quelque chose de pourri dans cette ville.

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Inès, 12 ans, s’est toujours sentie investie d’un devoir de protection envers son grand frère, Tristan, 16 ans, adolescent autiste en décalage constant avec son monde. Lorsque tous deux basculent tout à coup dans une dimension parallèle où tout leur étranger, la petite fille se croit plus responsable que jamais de ce grand frère doux et rêveur. A Bordeterre, nom du territoire où ils ont débarqué, tout est intense, hostile, sublime et inquiétant. Les êtres humains fraîchement débarqués, dits de première génération, y sont transparents, tandis que d’autres, dont les parents ou grand-parents vivaient déjà ici, sont d’apparence normale. La plupart des Bordeterriens sont meuniers ou paysans, tandis que les plus puissants vivent dans un château, où Tristan et Inès sont hébergés, comme tous ceux qui surgissent du Second Plan (nom donné aux Bordeterriens à notre monde, tandis que le leur est désigné comme le Premier Plan). Echappant à tout ce qu'ils croyaient savoir du monde, les lois de Bordeterre les bousculent, mettent en danger, et fascinent surtout. Difficile pour de tout petits humains comme eux de trouver leur place dans ce lieu où l'on pêche des quartz dans un lac mystérieux où seuls les dénommés Cordistes sont habilités à plonger, où l'on Chante pour invoquer des objets, des biens, des forces motrices, mais où pratiquer cette magie en-dehors des normes régies par la loi expose les habitants à l'intransigeance des Fléreurs, petites créatures à trois yeux chargés de réguler le Chant coûte que coûte.

Après s'être fait inoculer une potion d'amnésie, frère et sœur sont séparés. Inès, prise pour un garçon par un jeune seigneur local, Philadelphe Saint-Esprit, se voit rebaptisée Ignace, et devient par un concours de circonstance apprentie Cordiste, plongeuse d'élite chargée de récolter les précieux quartz qui permettent de Chanter. Tandis que Philadelphe (surnommé Adelphe), s’occupe de l’éducation d’Ignace, nouvelle coqueluche de Bordeterre, Tristan est ballotté de rencontre en rencontre jusqu’à devenir proche d’une petite poignée de rebelles, de réfractaires et de vagabonds à la tête d’un journal clandestin, désireux de renverser un régime corrompu bâti sur d’insupportables injustices. L’élite locale, qui détient le monopole de la récolte et de la vente des quartz, pratique des tarifs exorbitants qui aliènent les travailleurs et lui garantissent un contrôle social implacable. En réaction à cette situation, les rebelles s’activent pour faire de leur journal, Le Débordement, l’élément déclencheur d’une grande révolution. Commence pour Ignace une impressionnante mission de double espionnage, qui la verra se battre, grandir, s'affirmer, tandis qu'autour d'elle, Bordeterre tout entière connaît un féroce mouvement d'émancipation, de révolte, et qui sait, peut-être même de libération.

Bordeterre est un roman extrêmement dense, géométrique même dans sa structure, à l’intrigue linéaire bien menée, très rythmée, avec une clarté et une fluidité d’autant plus remarquables que les péripéties sont nombreuses et les scènes d’action très agitées. Le ton est vif, animé, enlevé, les péripéties sont diverses et toujours divertissantes, les décors sont rendus avec beaucoup de détails convaincants et la mythologie de Bordeterre, ses lois et son univers constituent tout un monde parallèle extrêmement plaisant, au système magique certes un peu flou dans sa caractérisation, mais par lequel on se laisse embarquer avec enthousiasme. Le roman adopte une narration très visuelle, très cinématographique, et multiplie les scènes et symboles mémorables : créatures magiques, Lacs d’outre-tombe, paillettes incrustées sur la peau, palais, pierres précieuses magiques, il y a là de quoi créer tout un imaginaire, pictural et sensoriel, à la croisée des univers de Philip Pullman, Christelle Dabos, Miyazaki et Tolkien.

La plume est pétillante, les images convoquées par l'autrice servent le récit sans jamais l'alourdir, et participent à l'élaboration d'une atmosphère fantastique irréelle, éthérée, à la frontière entre le conte, le merveilleux et la fantasy. Sur le plan du style, du souffle du récit, le texte bénéficie indéniablement de son humour, des piques que s'échangent les personnages, du contraste entre la candeur de certains et la roublardise d'autres, de l'énergie au cordeau des dialogues. L'autrice a cela dit recours à quelques effets de style parfois un peu aléatoires (notamment des retours ligne qui peuvent sembler un rien arbitraires ou artificiels), mais qui ne sont pas non plus déplaisants et contribuent à nourrir le sentiment d’étrangeté, d’émerveillement, propre à l'histoire. 

Petit bémol peut-être sur la caractérisation d’Inès et Tristan : la maturité d’Inès est très fluctuante, et la petite fille se comporte tantôt comme une vraie femme, tantôt comme une adolescente impulsive, tantôt comme une enfant. Tristan, quant à lui, est certes présenté comme autiste, mais cela ne se traduit presque que par des bégaiements et une aversion au contact des physiques, des traits qui ont de plus tendance à s’estomper après les premiers chapitres. Tous deux restent bien sûr attachants, mais ils ne sont pas vraiment les figures les plus marquantes du récit, servent surtout de prétexte au déclenchement des péripéties, et pourraient gagner en solidité et en cohérence pour concrétiser leur potentiel, réel, de protagonistes à part entière. De façon générale, c'est peut-être du côté des personnages que le récit manque parfois un peu d'équilibre : certains personnages au potentiel romanesque très intéressant (Aïssa, Ruphaël, Tristan) peinent à trouver leur rôle dans l'intrigue au-delà de quelques interventions ponctuelles et souvent un peu instrumentales, sans que, cela dit, cela n'empêche le lecteur de suivre leurs péripéties avec plaisir et curiosité. En parallèle, des personnages comme Adelphe, Inès et Alma prennent énormément de place, empiétant sans doute sur l'espace dont auraient pu jouir d'autres protagonistes aux problématiques et dilemmes différents, qui auraient pu créer des contrastes avec les atermoiements amoureux et familiaux d'Adelphe ou le côté petit espion d'Inès.

Bordeterre est dans l’ensemble un roman réussi, plein de promesses remplies et de belles surprises. L’intrigue, très dense, pourrait sans doute gagnée à être encore clarifiée, notamment en rationnalisant un peu les rôles des différents personnages, dont les arcs ont parfois tendance à s’éparpiller, mais le tout fait néanmoins preuve d’une remarquable créativité, d’une belle fraîcheur et d’un vrai enthousiasme dans l'écriture et la façon de présenter les multiples facettes de l'univers créé ici. Julia Thévenot se pose en véritable conteuse, avec un profond et très appréciable sens du détail marquant, une narration visuelle irréprochable et une grande capacité à mêler l'humour au romanesque. Une belle découverte !

Commentaires

  1. Ce livre me tente depuis sa sortie. Ton avis très complet me donne encore plus envie de le découvrir :)

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