Vers l'abîme d'Erich Kästner - Chronique n°537

Vers l'abîme

Titre : Vers l'abîme
Auteur : Erich Kästner
Genre : Classique
Editions : Anne Carrière| 10/18
Lu en : français
Traduit par : Corinna Gepner
Date de parution : 1931 (version censurée) | 2013 (version intégrale en français)
Nombre de pages
Résumé : Berlin, début des années 30. Jakob Fabian déambule dans les rues, observe les passants, et se livre à une critique féroce de la société allemande sous la République de Weimar, lieu de toutes les débauches et de tous les compromis. Désespéré par la veulerie de ses contemporains, il pressent l'approche du désastre, mais reste incapable d'agir et de s'engager. Un chef d'oeuvre satirique, scandaleux et visionnaire sur l'Allemagne de Weimar, brûlé par les nazis et censuré depuis, qui ressort enfin en version intégrale. Un roman décapant, qui parvient à conjuguer l'ironie, la compassion et la poésie singulière d'une modernité déboussolée.

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Allemagne, début des années 30. La Première Guerre mondiale a déjà plus de dix ans, mais le pays en porte encore les cicatrices, ne parvient jamais tout à fait à en détourner le regard, et tente de s'en distraire, sans grand résultat. La société se tord, se déchire, s'abuse dans des distractions stériles et en perd de vue l'indéniable : on court tout droit à la catastrophe. Les gens s'ignorent, s'aveuglent, se ruinent et se corrompent, les égoïsmes se consolident et les indifférences se renforcent. On se corrompt, se compromet, produit du discours haineux et laisse les divisions couver leurs débordements futurs.

Ça a l'air sombre ? Ça l'est. Ça l'est sans doute d'autant plus que ces pensées sortent tout droit de l'esprit du protagoniste de ce roman, Jakob Fabian, jeune vétéran de la guerre, brillant et surtout incompris, errant dans les rues de Berlin. On le constate très vite : c'est un protagoniste profondément désabusé qu'on suit ici, consterné par les veuleries d'une population sclérosée par le chômage, le vice et l'agressivité, incapable de dialoguer, et pas loin d'être mûre pour les pires dérives.

Le roman pourrait s'arrêter là, déverser toute sa déception et son mal du siècle (compréhensible) et se refermer dans un tonitruant plaidoyer pour l'ouverture d'esprit et l'engagement. Mais Kästner fait bien mieux que ça, et embrasse avec flamboiement le genre de la satire, de la parodie, déploie des trésors d'humour et de créativité pour aboutir à un texte merveilleusement grinçant, à l'ironie prodigieuse d'intelligence et aux innombrables portraits au vitriol de personnages tous plus pourris et pourtant humains les uns que les autres. On a tout, des époux adultères aux grands snobs inconscients, en passant par les patrons indifférents et les chômeurs désoeuvrés. On regrettera la façon dont sont représentés les quelques personnages féminins (en gros, surtout comme des corps sexualisés, des profiteuses ou des mégères), assez représentatif sans doute d'un début de XXème siècle où l'on fait encore très peu de cas de la parole des femmes. Pour le reste, c'est brillant, absolument hilarant même, avec des scènes d'anthologie qu'on a rarement vues en littérature (je ne me remets personnellement absolument pas du passage dans le bus, pour les connaisseurs). 

Le texte a l'intérêt tout particulier d'être un témoignage extrêmement précieux (et provocateur) de son époque, objet de toutes les censures possibles et imaginables sous le IIIème Reich, tout en conservant une certaine pertinence, à défaut d'être vraiment actuel. On y reconnaît certains comportements humains assez éternels, certaines dynamiques politiques tout à fait contemporaines, le tout toujours dosé à la perfection, avec juste ce qu'il faut d'intrigue, d'humour et de caricature pour rendre le message aussi évident que naturel. Un roman enflammé (au sens propre comme au sens figuré, étant donné qu'il a fait partie des ouvrages brûlés par le régime nazi), qui a aussi la grâce de ne pas se départir d'une certaine forme de tendresse pour un genre humain qu'il ne déteste pas vraiment, mais qu'il se contente de contempler avec dépit, compassion, et sans doute même un soupçon d'espoir (parce que tant qu'on en rit, c'est bien qu'il en reste, pas vrai ?).

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