Lignes de faille de Nancy Huston - Chronique n°539

Titre : Lignes de faille
Autrice : Nancy Huston
Genre : Contemporain
Editions : Actes Sud/Babel
Date de parution : 2007

Lu en : français
Nombre de pages : 480
Résumé : Entre un jeune Californien du XXIe siècle et une fillette allemande des années 1940, rien de commun si ce n'est le sang. Pourtant, de l'arrière-grand-mère au petit garçon, chaque génération subit les séismes politiques ou intimes déclenchés par la génération précédente. Monstrueuses ou drôles, attachantes ou désespérées, les voix de Sol, Randall, Sadie et Kristina - des enfants de six ans dont chacun est le parent du précédent - racontent, au cours d'une marche à rebours vertigineuse, la violence du monde qui est le nôtre, de San Francisco à Munich, de Haïfa à Toronto et New York.
Quel que soit le dieu vers lequel on se tourne, quelle que soit l'époque où l'on vit, l'homme a toujours le dernier mot, et avec lui la barbarie. C'est contre elle pourtant que s'élève ce roman éblouissant où, avec amour, avec rage, Nancy Huston célèbre la mémoire, la fidélité, la résistance et la musique comme alternatives au mensonge.


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Les lignes de faille, ce sont ces rebranchements, ces gouffres et ces fils à la patte qui réunissent quatre générations d'enfants uniques, tristes et silencieux, dont les parents se déchirent autour de démons pour lesquels ils n'ont pas de nom, et dont les familles en général portent en elles des secrets dont on leur a fait croire qu'ils devraient être tus à jamais. Les lignes de faille unissent tout autant qu'elles divisent les quatre personnages principaux de ce roman, Sol, jeune Californien âgé de six ans en 2004, Randall, son père, Sadie, sa grand-mère, et Erra, son arrière-grand-mère. Chacun a droit à sa partie dans le roman, à tour de rôle, dans un enchaînement qui peut paraître incongru mais qui a tout de naturel. Ce dévoilement des voix, qui s'opère donc selon un ordre anti-chronologique, permet en effet de remonter toujours plus loin dans le temps, toujours plus proche du traumatisme originel, dans une ascension fluide et émouvante qui permet au texte de gagner en émotion au fur et à mesure que l'on se voit confirmer ce que l'on ne pouvait que soupçonner à travers la narration biaisée de "l'enfant précédent".

C'est un point de vue particulier qu'a choisi l'auteur, celui d'enfants de six ans (Sol en 2004, Erra en 1944...), ce moment de l'existence où l'enfant exprime pour la première fois son ressenti, ses émotions, et où, sans doute, les premières blessures durables s'ancrent vraiment. Ce choix de perspective a un réel intérêt en ce qu'il permet de mêler les fantasmes, théories et incompréhensions des enfants à leur sensibilité exacerbée, et à une forme d'honnêteté totale et innocente. Son écueil, cela dit, est de paraître franchement irréaliste, voire un peu déconcertant, tant ces petits enfants articulent leur pensée avec une complexité qui ferait rougir plus d'un adulte. Bien entendu, ça reste un roman, il aurait sans doute été très pénible de devoir suivre le monologue intérieur réaliste d'un enfant de cet âge, et loin de moi l'envie d'affirmer que les enfants ne peuvent pas ressentir d'émotions complexes (alors là, au contraire), mais force est d'admettre que la voix même du texte en perd peut-être parfois un peu en spontanéité, tant ces enfants suranalysent la moindre interaction de leurs parents. C'est surtout vrai pour Sol et Erra, tandis que les deux narrateurs "du milieu" ont un point de vue sans doute plus équilibré. Dans les deux cas, ça peut se comprendre, Erra est la matriarche, la plus blessée, la plus importante, tandis que Sol se coltine de son côté toutes les casseroles des trois générations qui l'ont précédé.

Mais tout de même.
Sol est très, très bizarre.

Sol est un narrateur si étrange, si parcouru d'obsessions malsaines et autres compulsions morbides qu'une rupture se crée immédiatement entre lui et le lecteur, créant une gêne dont je conçois tout à fait qu'elle soit volontaire, mais qui m'a, pour ma part en tout cas, néanmoins tenue à l'écart des personnages pour tout le reste de ma lecture, quand bien même les personnages "suivants" étaient bien plus touchants, compréhensibles et innocents que Sol. Je comprends aussi tout à fait, au vu de la façon dont l'intrigue se déroule, l'intérêt d'avoir fait de Sol un petit garçon aussi travaillé, si ce n'est aussi abîmé, par le poids des enfances successives de ses (grands-)parents, mais le fait d'avoir été confrontée à lui, à ses pulsions de mort, de violence et à ses désirs sexuels moribonds a créé en moi une forme d'hermétisme à tout ce qui a pu m'être raconté par la suite. J'ai bien entendu été intéressée, mieux que ça, entraînée par le récit, mais sans réelle surprise (ce qui n'est cela dit sans doute pas l'enjeu) ni réelle découverte au niveau de la façon dont l'autrice traite ses thématiques. Deuil, transmission, traumatisme, hérédité, mémoire, autant de sujets absolument captivants et orchestrés avec talent par Nancy Huston, mais dont j'ai trouvé qu'ils restaient malgré tout abordés avec une certaine linéarité, sans chair, sans accidents, sans détails, sans émotion réelle et palpable. C'est très, très analytique, et d'autant plus regrettable (à mon sens) qu'avec des enfants pour narrateurs, on aurait vraiment pu rééquilibrer le récit, le rendre moins solennel, et quelque part plus spontané. On a parfois l'impression de lire une forme d'essai, en quelque sorte, là où j'aurais aimé trouver comme des journaux intimes, des herbiers, des collections d'impressions (et de questions insolubles).

Il s'agit donc là d'une lecture riche malgré tout, bien entendu, mais dont je devine déjà que je ne garderai pas un souvenir impérissable, si ce n'est certaines images particulièrement dérangeantes, singulières ou problématiques auxquelles Huston a su donner un pouvoir symbolique très marquant (je pense notamment au grain de beauté). A voir donc : roman important, c'est indéniable ; bouleversant, je n'en suis pas certaine.

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