Réelle de Guillaume Sire - Chronique n°510

Titre : Réelle
Auteur : Guillaume Sire
Genre : Contemporain
Editions : Editions de l'Observatoire
Date de parution : 2018
Lu en : français
Nombre de pages : 305
Résumé : 
Enviée, choisie, désirée : Johanna veut être aimée. La jeune fille ne croit plus aux contes de fée, et pourtant… Pourtant elle en est persuadée : le destin dans son cas n’a pas dit son dernier mot.
Les années 1990 passent, ses parents s’occupent d’elle quand ils ne regardent pas la télé, son frère la houspille, elle danse dans un sous-sol sur les tubes à la mode, après le lycée elle enchaîne les petits boulots, et pourtant…
Un jour enfin, on lui propose de participer à un nouveau genre d’émission. C’est le début d’une étrange aventure et d’une histoire d’amour intense et fragile. Naissent d’autres rêves, plus précis, et d’autres désillusions, plus définitives.
L’histoire de Johanna est la preuve romanesque qu’il n’y a rien de plus singulier dans ce monde qu’une fille comme les autres.

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Johanna a des rêves, beaucoup, sans doute trop.
En même temps, comment le lui reprocher, c'est un peu tout ce qu'elle a pour rythmer la monotonie de son quotidien.
Johanna est plutôt jolie, pas renversante non plus. Elle a une meilleure amie, Jennifer, sans que ça soit réellement fusionnel. Sa famille n'a pas de reproches à se faire, mais force est d'admettre qu'elle manque cruellement de lustre. 
Johanna est une petite fille, puis une adolescente, et enfin une jeune femme sans histoire. Et c'est justement cette neutralité, cette transparence, ce caractère spontané et inoffensif, qui lui offriront une épopée plus étourdissante que tout ce qu'elle aurait osé s'imaginer.
Johanna a grandi avec la télé, grâce à elle, à cause d'elle, a laissé ses bavardages et ses mirages structurer sa jeunesse monotone, s'est fait raconter une myriade de légendes étourdissantes, s'est petit à petit laissé convaincre qu'elle aussi méritait d'être aimée, pour de vrai. 
Johanna rêvait de télé-crochet, elle aura la télé-réalité. C'est pareil, au fond : la célébrité, l'accomplissement, les opportunités. Ça marchera bien, pour elle. Reste à savoir jusqu'à quel point.

On se plonge dans ce roman avec curiosité, sans trop de repères, intrigué sans trop savoir pourquoi par l'itinéraire de cette enfant parfaitement commune, cible de violences ordinaires qu'on ne désigne d'ailleurs pas vraiment comme telles : l'indifférence, l'attention mesurée, les espoirs avortés. Johanna est cette petite fille pour laquelle on nourrit des ambitions raisonnables, cette adolescente que les garçons voient en secret sans jamais la présenter à leurs parents, dans les toilettes, ou chez elle, peu importe tant que personne n'est au courant et que ça reste vite fait, mal fait, cette jeune femme que personne n'aidera jamais à se trouver et qui n'a pour refuge que les histoires de célébrité dont on lui bassine les oreilles depuis des années.

Johanna n'a rien d'exceptionnel, et c'est évidemment ce qui la rend inoubliable.
Elle est toute simple, tellement honnête, toujours touchante. Elle sait ce qu'elle veut, elle s'en donne les moyens coûte que coûte, et ça force l'admiration. On s'embarque avec elle dans ses projets foireux qu'on ne peut malgré tout s'empêcher d'espérer couronnés de succès, de son audition pour un concours de chant à sa participation à la toute première émission de télé-réalité française, frappé par la plume chirurgicale d'un auteur à la lucidité implacable. 

Guillaume Sire va en effet bien au-delà d'une simple évocation de la célèbre émission Loft Story, et s'il s'inspire bien entendu de certains patronymes, il crée avant tout sa propre histoire, conférant à son récit à la fois une dimension analytique (à la croisée de la sociologie, de la philosophie et du commentaire sur l'évolution récente des médias) et une dimension plus romanesque, intime, se  montrant particulièrement délicat et sensible dans sa description de son héroïne. Jamais Johanna n'est jugée, moquée : son parcours parle pour elle-même, avec ses cahots, ses maladresses, ses lueurs d'espoir, pas besoin d'y ajouter de sarcasme supplémentaire. Chahutée, blessée, la jeune fille grandit sous les yeux à la fois attendris et incompréhensifs d'un lecteur atterré par la violence du milieu dans lequel elle se bataille pour conserver sa place. On dévore le roman avec l'avidité que savent si bien déclencher les émissions du genre de celle à laquelle Johanna participe, et on le referme avec un mélange de tristesse, d'agacement et d'émotion. Tristesse face à une histoire aussi banalement tragique, oubliable, presque risible au fond, agacement tant envers une Johanna qu'on aurait eu envie de secouer (quand bien même on sait très bien que ça n'aurait rien changé) qu'un entourage loin d'être toujours bienveillant à son encontre, et enfin émotion face à un récit tout en poésie, en innocence, en authenticité. 

Le roman ne réinvente peut-être pas l'eau tiède ("la célébrité artificielle n'est souvent que destructrice", "l'amour factice n'a rien de réparateur", "il est facile de s'oublier quand on se fait courtiser de partout", tout ça, finalement, on s'en doute) mais a ce quelque chose d'incisif et de total dans son écriture qui le rend marquant et lui permet de dépasser la "simple" intrigue qu'il décrit. Et Johanna reste un personnage de fiction, à la personnalité aussi poreuse que les exigences de ses producteurs, certes, mais sa soif de reconnaissance, son désir total d'affection et sa naïveté désarmante ont tout de réel.
En tout cas, ils en ont l'air. 



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