Underground d'Haruki Murakami - Chronique n°547

Titre : Underground
Auteur : Haruki Murakami
Genre : Essai | Témoignage
Editions : Belfond
Lu en : français
Traduit par : Dominique Letelier
Date de parution : 
Nombre de pages : 576
Résumé : Le 20 mars 1995 se produisait l'attentat le plus meurtrier jamais perpétré au Japon : en pleine heure de pointe, des adeptes de la secte Aum répandent du gaz sarin dans le métro de Tokyo, tuant douze personnes, en blessant plus de cinq mille.

Très choqué, mais aussi révolté par le traitement médiatique par trop manichéen de la tragédie, Murakami va partir à la rencontre des victimes et de leurs bourreaux : rescapés du drame et adeptes de la secte.

Au fil des entretiens apparaissent tous les grands thèmes chers à Murakami : l'étrangeté au monde, l'impossible quête d'absolu, le mal venu des profondeurs, ces little people présents en chacun de nous, incarnations des forces destructrices qui nous font basculer parfois vers l'irréparable...

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C'est un ouvrage unique en son genre, mécanique, impardonnable.
C'est un texte d'une simplicité, d'une froideur, et en même temps d'une beauté rare.
C'est une enquête, une obsession, une tentative, un passage de témoin et un moment d'interrogation aussi personnel que collectif.

C'est Underground, la tentative d'Haruki Murakami de comprendre un événement particulièrement traumatisant au Japon, à savoir l'attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo le 20 mars 1995, qui a fait treize morts et plus de 6000 blessés.

Vous n'en aviez peut-être jamais entendu parler. Sûrement, même. C'était mon cas, du moins.
Et je ne me l'explique pas.

C'est une histoire assez terrible, celle des membres d'une secte au leader charismatique qui parvient à convaincre une petite grappe de ses disciples de commettre un attentat. Leur mode opératoire : répandre dans les rames de différentes lignes du métro tokyoïte des poches de gaz sarin, une substance extrêmement agressive, extrêmement toxique, qui peut entraîner la mort en quelques minutes d'exposition. Le motif ? On ne sait pas. Enfin si, on sait, on s'en doute, une secte qui veut punir les mécréants, une volonté d'exister, d'affirmer un message, un idéal, une conviction. Un moment de pure punition, de ce que les terroristes voient comme une justice supérieure.

Mais dans les faits, c'est juste absurde.

Dans les faits, ce sont des milliers de personnes sans histoire ni faits d'armes particuliers, des métros, un lundi matin, des bureaux à rejoindre, des rendez-vous auxquels arriver à l'heure, des bosseurs, des étudiants, des anonymes, des trajets conjoints, et tout à coup de premiers malaises, puis des cris, des douleurs, un mouvement de panique, et la succession de découvertes de nouveaux cas, de nouvelles poches de gaz, de nouvelles victimes.

Murakami ne s'en remet pas.
Il y pense, ça l'obsède.
Alors il se met en quête de témoins, de personnes qui étaient là, qui l'ont vu, vécu, qui en ont souffert et qui en souffrent encore.
Il parvient à récolter une soixantaine de témoignages.
La traduction française n'en présente qu'une trentaine, hélas.
Il y ajoute en deuxième partie une petite quinzaine d'autres témoignages, moins attendus, encore plus dérangeants, ceux de membres de la secte à l'origine de l'attentat. Pas les terroristes du 20 mars, mais d'autres, qui les ont vus, connus, fréquentés ou pas, mais qui ont en tout cas partagé la même attirance qu'eux pour une certaine idéologie, vécu le même embrigadement, connu les mêmes illusions.

C'est terrible, cet ouvrage.
Terrible et sublime.

Il y a une forme de beauté et de pouvoir inexplicable à découvrir les uns après les autres les témoignages des victimes, à la fois tous profondément similaires, ordonnés selon le même schéma (présentation, récit de la matinée du 20 mars, du départ du domicile jusqu'à la routine du métro, puis la panique, l'éclair de lucidité, et enfin les conséquences, les blessures, la rémission et l'impossible guérison), dans une mécanique pendulaire quasi hypnotique. Ca se répète et ça n'est jamais la même chose, c'est identique mais désarmant à chaque fois, ça n'a aucun sens, toutes ces vies fauchées ou ravagées par un acte qui ne cherchait qu'une destruction pure et gratuite, mais là, entre les pages de Murakami, ça trouve une force et une symbolique absolument impitoyable, presque une forme de méditation. C'est une succession de textes tout simples et dépouillés, des témoignages sobres sans effets de style, parsemés d'anecdotes toutes triviales et de réflexions honnêtes et résignées, tour à tour bouleversantes, drôles, terribles et affolantes. C'est juste là, intact. L'horreur. L'émotion. Et ce qui vient après.

On touche à quelque chose de profondément saisissant, "d'humain", oserais-je dire si le terme n'était pas profondément galvaudé, et puis tant pis, j'ose quand même, de profondément humain. C'est fragile et absurde, aléatoire, c'est juste une addition de voix hétéroclites a priori, mais là, par un effet d'accumulation et d'amplification, ça devient vrai. Ca devient juste, totalement, concrètement, vrai. On comprend. On voit, en tout cas. On devine. C'est une expérience rare de lecture, et à ce titre, Underground mérite l'attention de n'importe quel lecteur.

La deuxième partie représentait un pari particulièrement risqué : comment donner la parole à des personnes embrigadées dans la secte à l'origine du crime dont ont été victimes toutes les personnes que l'on vient d'entendre s'exprimer ? Comment faire la transition, comment ne pas insulter les victimes, comment ne pas choquer ? 
Murakami y trouve sa réponse, sans doute la seule qui vaille.
En laissant les gens s'exprimer.
En traitant leur témoignage avec la même sobriété et la même retenue que celle des victimes, avec un peu plus de questions structurantes tout de même, mais sans jugement ni commentaire. Il présente, contextualise, puis se retire. C'est une position à la fois très simple et extrêmement complexe à maintenir, mais je crois (je crois) pouvoir affirmer que l'écrivain a su bien s'y tenir, et livrer un ouvrage aussi digne que respectueux et nécessaire.

On y repense souvent, à ce livre, après l'avoir terminé.
Aux couloirs du métro de Tokyo.
On va voir des images, des vidéos.
On réalise que personne ne parle beaucoup de ces attaques, que c'est loin, que c'est fini, plus dans l'actu, cas isolé, drame étranger.
Que c'était un fait divers vite oublié.
Mais là, après Underground, après les récits, anecdotes et regrets, après toutes ces pages tournées et ces voix accumulées, on n'y arrive pas.
Le souvenir reste.

On y pense, à ce métro.

C'est le pouvoir du livre, de l'écrit, de l'intention d'un auteur et de la force avec laquelle il construit son récit.

Ca reste.
Ca finira peut-être par nous quitter à nouveau, qui sait.
Mais pour l'heure, ça demeure, là, en nous, les lecteurs, les témoins indirects, les héritiers de la parole retranscrite.
Et moi, je trouve ça sublime.

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