L'Autre de Julien Green - Chronique n°546
Titre : L'Autre
Auteur : Julien Green
Editions : Le Livre de Poche
Genre : Classique
Lu en : français
Date de parution : 1971
Nombre de pages : 352
A cause du jeune Français, Karin a abandonné sa foi religieuse. Mais lorsque celui-ci, dix ans plus tard, vient la retrouver, Karin est tenue au ban de ses concitoyens pour avoir été la maîtresse de soldats allemands.
L'Autre, ici, c'est celui ou celle que nous voulons aimer et qui nous échappe ou se dérobe. C'est celui ou celle que nous découvrons parfois en nous, et que nous ne connaissons pas.
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C'est un roman sombre, sans concessions, qui ne laisse de place à l'espoir qu'exceptionnellement et dans la seule perspective d'aussitôt l'anéantir à nouveau.
C'est aussi un magnifique roman psychologique, particulièrement réussi, sensible et frappant.
Mais vraiment, croyez-moi, c'est aussi carrément plombant.
Ambiance.
L'Autre retrace les parcours de deux personnages sur une période de dix ans, Karin et Roger, la première danoise et croyante, le second français et athée. Tous deux se rencontrent à Copenhague à la veille de la Seconde Guerre mondiale, et vivent l'espace de quelques jours une passion fulgurante et douloureuse, avant que la guerre ne les sépare.
Dix ans plus tard, Roger est de retour, au grand désarroi de Karin. Celle-ci, qui a perdu la foi après son histoire avec Roger, vit désormais écrasée sous la honte collective que sa communauté lui inflige, pour la simple et terrible raison qu'elle a eu des relations avec des soldats allemands pendant la guerre. Ostracisée, blâmée, instrumentalisée, Karin ne se vit plus que comme une demi-femme et s'interdit désormais tout droit à la rédemption. Tandis que Roger s'attendait à retrouver son amante et à enfin convoler avec elle, il ne rencontre qu'un vestige de la Karin qu'il a connue, comme une version sèche et épuisée de la toute jeune femme d'il y a dix ans. Tous deux sont très vite bouffis de culpabilité, chacun de son côté, lui pour avoir soi-disant détourné Karin du droit chemin, comme si leur idylle passée était responsable de son comportement pendant la guerre (et comme si ledit comportement était vraiment une telle faute), et elle dévorée de remords, convaincue qu'elle est en gros l'incarnation de tout le mal concevable sur Terre et donc indigne de toute forme de pardon.
Yes.
Encore une fois.
Ambiance.
A partir de cette intrigue franchement tragique à propos de laquelle on ne nourrit honnêtement pas grand espoir, Julien Green parvient cependant à tisser un récit captivant, riche et sensible, avec le portrait certes austère mais toujours parcouru d'empathie de ses deux personnages. On n'a en effet aucun moyen de tisser de véritable lien (puisque chacun est bien trop occupé à se consumer de culpabilité pour qu'on puisse vraiment se sentir proche d'eux), mais c'est bien grâce à cela que le roman fonctionne : on reste à distance de ces personnages, mais on ne les juge pas non plus, et on se retrouve très vite à les considérer pour ce qu'ils sont, sans jugement, à leur souhaiter le meilleur, à travailler à les comprendre autant que possible.
C'est en effet bel et bien l'idée de compréhension qui traverse tout le roman, ou plutôt son impossibilité : celle que les pairs de Karin lui refusent après la guerre, celle qu'elle-même n'arrive pas à appliquer, celle que Karin et Roger n'ont jamais réussi à ressentir l'un pour l'autre, séparés comme ils le sont par leurs nationalités, genres, expériences vécues, âges et position par rapport à Dieu. Tout au long du roman, on suit et assiste les personnages dans leur tentative d'arriver enfin à se lire, se décrypter, s'analyser, et échouer continuellement, se fuir et se rater. Mais là où le roman devient brillant, touchant et parfaitement subtil, c'est dans sa capacité à toujours aller à contre-intuition, à surprendre, et à suggérer par exemple que ce besoin de compréhension et de transparence est peut-être illusoire, et qu'il est peut-être tout à fait possible de s'aimer sans se maîtriser, de se soutenir sans se retrouver sur tous les points, et d'être profondément heureux de la présence et de l'affection de l'autre quand bien même on n'arrive pas à en saisir les raisons.
C'est le roman de l'étranger, de l'hostilité, des jugements et des frontières, mais l'intrigue ne se résume certainement pas à ça, bien au contraire. L'Autre traite bien sûr d'altérité (it's in the title, dummy), et de la façon dont elle agit la plupart du temps comme séparateur, voire élément déclencheur d'hostilité, mais aussi et surtout de la richesse qu'elle peut apporter, et de la beauté qu'il peut y avoir à vouloir recevoir l'autre pour ce qu'il est quand bien même son identité nous échappe complètement. Le tout reste encore une fois bien pessimiste, et pointe certaines limites de cette idée-là, mais en tant que lecteur, cela donne justement (enfin, je crois) d'autant plus envie de continuer de creuser cette thématique, cet espoir-là, et d'inventer à son tour dans sa vie d'autres façons de colmater les fossés qui peuvent nous séparer des autres, d'autres exercices d'empathie, d'autres tentatives de se rapprocher de l'autre, quel qu'il soit, quels qu'aient été ses engagements, compromissions et promesses passées. Et je trouve ça beau, vraiment.
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