Elles d'Alba de Céspedes [Littérature]

Titre : Elles
Autrice : Alba de Céspedes
Genre : Littérature générale
Editions : Gallimard (collection Du monde entier)
Traduit de l'italien par : Juliette Bertrand
Date de publication originale : 1949 (ressortie française en 2022)
Nombre de pages : 609
Résumé : 

Alessandra passe le début de son enfance à Rome, dans une famille modeste. Sa mère, pianiste de talent, a renoncé à son ambition de concertiste pour donner des leçons. Éprise d'un autre homme, elle veut quitter un mari vulgaire mais celui-ci l'en empêche. La jeune fille, envoyée par son père dans un village des Abruzzes dans l'espoir qu'elle se glisse dans le moule imposé par la tradition, grandit en refusant farouchement d'adhérer à ce modèle. Au début de la Seconde Guerre mondiale, elle rentre dans la capitale, déterminée à étudier et à exprimer sa personnalité. Elle y rencontre Francesco, un professeur antifasciste. Pensant trouver un homme capable de voir en elle une égale, elle l'épouse. L'espoir d'Alessandra est immense, et sa déception sera à la mesure de ses attentes. Avec en toile de fond la montée du fascisme, la guerre et la lutte résistante, Alba de Céspedes compose une grande fresque intime et puissante. À travers une plongée dans la psyché féminine d'une impressionnante modernité émerge la prise de conscience d'une femme qui, dans un monde dominé par les hommes, parvient à transformer la résignation en rébellion.

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Ce livre et moi avons vécu une longue aventure ensemble, dans la mesure où il appartient à la municipalité de Paris, que je le recèle sous emprunt prolongé depuis cinq mois - en toute légalité toutefois vis-à-vis de la médiathèque, je suis pas un sauvage moi - et que j'ai pour lui et lui seul dérogé à mon cycle habituel de non-lecture, insistance puis abandon de mes livres de bibliothèque. (Cycle bien connu qui consiste à choisir un livre, ne pas le lire, étendre son prêt, ne pas le lire, céder face à l'évidence de l'improbabilité de toute lecture future éventuelle dudit ouvrage, et enfin procéder à sa logique et piteuse restitution.)

Pourquoi ai-je persisté à garder ce livre à mes côtés malgré ma flagrante incapacité à l'ouvrir ? Parce que j'avais senti un truc en le parcourant. Une mélodie, une mélancolie, quelque chose de doux, de fort et de très troublant, dès les toutes premières lignes de ce récit en forme de confession, et même de confidence.

Car Alessandra ne rougit pas de qui elle est, ni de ce qu'elle a fait. Ce n'est pas un récit de honte, mais d'humilité. Elle voudrait simplement expliquer. Que ce soit écrit, là, en entier. Que si un jour quelqu'un, pour une fois, voulait la comprendre, et connaître la raison de ses actes, de ses élans, de ses pensées, ça lui soit accessible. Parce que personne ne s'intéresse jamais à ce qui peut bien habiter l'esprit des femmes, et qu'à défaut de se rendre importante, Alessandra peut au moins se rendre justice.

Alessandra est l'enfant d'après, la remplaçante, on n'a jamais cherché à le lui cacher. Avant elle, il y a eu Alessandro - à quoi bon faire semblant, on change une lettre et ça repart -, petit garçon prodige, d'autant plus adulé par ses parents endeuillés qu'il n'a jamais eu l'occasion de les décevoir et qu'une noyade accidentelle l'a emporté bien avant qu'il ait pu démontrer n'importe lequel des dons qu'ils s'entêtent à lui attribuer depuis le drame. Dans l'ombre de ce petit fantôme qu'elle ne dépassera jamais vraiment, et dont elle a souvent l'impression qu'il l'habite et la contrôle, Sandra se tait, écoute, assiste, et n'agit pas.

Alessandra est l'enfant timide, l'enfant sage qui rêve d'amour sans jamais oser imaginer que ça la concernera un jour. Et puis Alessandra grandit, la vie la surprend, la brime, le pays bascule, et elle, contrainte à la passivité mais pas à l'ignorance, se construit tant bien que mal, entre tabous, devoirs, espoirs et nuits sans bruit.

Les années défilent, les corps se délient - mais pas les langues -, et page après page, Alessandra décortique tous les non-dits qui ont abîmé nos adolescences de jeunes filles, tout ce qu'on aurait eu besoin de crier et qu'on n'a même pas toujours eu la possibilité d'écrire. C'est très simple, très beau, aucune prétention derrière ce récit, aucune fausse modestie non plus. Juste une jeune femme qui se raconte et qui peut prendre toute la place qu'elle veut - 600 pages, pour commencer, ce ne sera pas de trop.

Jamais on ne s'ennuie, parce qu'il n'y a que les vieux messieurs en costume pour croire qu'on s'emmerde dans la tête d'une jeune fille, qu'il ne s'y passe rien. Au contraire, ça bouillonne, observe, déduit, ça tire un sens fou de tous les rituels des femmes partout autour d'elle, ça fait écho aux gestes de nos grand-mères, tantes, mères, quand bien même 80 ans séparent les dames autour d'Alessandra et celles avec lesquelles on a grandi. Ca a si peu changé. C'est aussi triste que beau à constater.

On hallucine devant la modernité, la justesse, la pertinence d'observations qui pourraient être celles d'une grande cousine, cette permanence de la solitude, du compromis et du recroquevillement dont Alessandra (et tant d'autres jeunes femmes après elle) est familière, et surtout l'amour, cet amour immense qui la traverse, l'emporte, la sidère, la tétanise, cet amour si mal accueilli par un homme qui ne fera jamais le moindre effort pour le comprendre - encore moins pour le mériter.

C'est l'histoire de murs de prison, de sacrifices gratuits, de fantômes sans prénom et de maisons abandonnées. C'est l'histoire de Sandra, d'un piano, d'un pays, de plusieurs maisons, et de tout ce qu'elle n'a jamais dit. C'est magnifique, et à défaut de subtiliser une fois pour toutes ce sublime bouquin à la médiathèque d'où je l'ai soustrait, comptez bien sur moi pour aller en acheter un exemplaire.

Commentaires

  1. Incroyable ! Ce livre est mon livre préféré, j'ai 51 ans, je l'ai lu plusieurs fois à différents moments de ma vie, j'y ai toujours trouvé quelque-chose de nouveau. Et grace à vous, j'apprends qu'il est réédité ! Merci twitter grâce à qui je suis arrivée là, merci à toi d'avoir choisi ce titre ❤️

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