A Certain Hunger de Chelsea Summers [Littérature]

Titre : A Certain Hunger
Autrice : Chelsea Summers
Editions : Faber and Faber
Date de publication : 2019
Nombre de pages : 316


Résumé : Dorothy Daniels has always had a voracious - and adventurous - appetite. From her idyllic farm-to-table childhood (homegrown tomatoes, thick slices of freshly baked bread) to the heights of her career as a food critic (white truffles washed down with Barolo straight from the bottle) Dorothy has never been shy about indulging her exquisite tastes.

There is something inside Dorothy that makes her different from everybody else. Something she's finally ready to confess. But beware: her story just might make you wonder how your lover would taste sautéed with shallots and mushrooms and deglazed with a little red wine.

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Dorothy Daniels a toujours été dotée d'un sacré appétit, aussi vorace qu'aventureux. Tout au long de enfance idyllique parfum ferme-verger-marché bio, on l'a bercée de tomates du potager et d'épaisses tranches de pain chaud. Désormais, au sommet de sa carrière de critique gastronomique, elle vit un festival de truffe blanche infusée de vin de Piémont tout frais débouché. De bout en bout de cette faste - et succulente - existence, Dorothy n'a jamais hésité à proclamer son goût pour l'excellence.

A vrai dire, quelque chose chez Dorothy fait d'elle un être à part. Quelque chose qu'elle est enfin prête à avouer. Mais prenez garde : son histoire pourrait bien vous pousser à vous demander quel serait le goût de votre amant si vous le faisiez revenir avec un rien d'échalotes et de champignons, et une larme de vin rouge pour déglacer le tout.

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Avertissement : ce livre aborde, de façon ironique et grotesque mais assez graphique, le sujet du cannibalisme, et je l'évoquerai parfois dans ma critique. Si cela vous met mal à l'aise, ce livre n'est probablement pas pour vous, et l'article qui va suivre non plus.

Warning : this novel touches on, in quite an ironic and ludicrous, but still very graphic manner, the matter of cannibalism, and I will be evoking it in this review. If you feel uneasy regarding this topic, this book - and this article, for that matter - is probably not made for you.


Certains livres ont du mal à dégager un synopsis de plus de trois mots de long, et peinent à en trouver ne serait-ce qu'un seul d'un tant soit peu original. D'autres se vendent (ou se repoussent) en une phrase. A Certain Hunger fait partie de ceux-là. 

Il faut dire que "la confession d'une critique gastronomique cannibale", ça claque. 
Et de fait, le roman envoie du lourd.

Le plus bizarre - et le plus mémorable - avec ce bouquin, c'est qu'il donne faim. Genre, très faim. A coups de métaphores, juxtapositions, suggestions visualo-odorantes et autres analogies désarçonnantes, l'autrice - et sa tonitruante narratrice - n'y vont pas avec le dos de la cuillère, et tranchent sans pudeur dans le gras, le lourd, le trop, le flamboyant. Epices, alcools, farines, viandes, sauces, tous les aliments de cet hémisphère - et de l'autre, tant qu'à faire - sont convoqués tour à tour pour construire des images tour à tour alléchantes, ébouriffantes, saisissantes et horrifiantes, avec une inventivité, un sens de la formule et un don de la composition assez inouïs, qui portent le bouquin de bout en bout et semblent accrocher ses pages les unes aux autres tant on les dévore.

La structure surtout de l'ouvrage me laisse béate, moi qui ai déjà du mal à faire tenir debout de simples intrigues purement linéaires : passé, destin et présent se mêlent dans un mille-feuilles aussi apparemment foutraque que véritablement harmonieux, et on voyage dans les strates de la vie de l'héroïne avec une aisance et une délectation confondantes. Jamais on n'est perdu, jamais non plus on n'a droit à de gros repères temporels lourdeaux, non, tout coule au fil de la voix amère et rieuse de l'héroïne, et on n'a guère le choix que d'être embarqué avec elle tout au long de cette vie dont on ne sait s'il faut la qualifier de naufrage ou d'épopée. De conquête en rupture, de succès en déconfiture, Dorothy aligne les coups de fourchette, de génie, de folie, dans un récit d'une intelligence folle, qui utilise la métaphore - provocatrice, mais jamais choquante, et à mes yeux, jamais de mauvais goût - du cannibalisme pour souligner les affres du jeu romantique, sexuel et conjugal auquel une certaine structure patriarcale nous confine. Tout ce que Dorothy peut faire pour elle et elle seule, rien que pour son plaisir propre, c'est manger. Jamais elle n'a pu séduire de son plein cœur, de son bon gré, corsetée qu'elle est - comme nous toutes - dans d'odieux standards de féminité performative, condamnée à jouer le rôle de la jolie fille, de la cruche, de la peste, de la virago, de la salope, de la grande dame ou de la coquette, sans jamais s'y retrouver. Tous les hommes qu'elle a aimés, elle les a combattus, malgré elle, à son corps défendant, parce que c'est ainsi que va le monde et qu'autrement elle aurait fini broyée.

Et en fait, le seul moyen qu'elle a trouvé pour exister face à eux, l'unique vérité qu'elle puisse raconter dans l'amour, face à tous ces soupirants dont même les plus élégants recèlent un gouffre de brutalité, c'est de les manger.

Alors, bien sûr, il ne s'agit pas de prendre cette histoire à la lettre - je doute que qui que ce soit l'ait fait -, ni même au premier degré : le cannibalisme n'est ici qu'une métaphore - pardon, mille pardons pour ce mot aussi galvaudé que "pervers narcissique" ou "millenial" - des extrémités auxquelles la socialisation genrée, la sexualisation constante et l'injonction à plaire nous poussent. Ca va loin, très loin, mais que voulez-vous, il faut parfois au moins ça pour s'assurer que le message soit sans équivoque.

Le plus chouette, je crois, c'est que le livre reste drôle de bout en bout, s'amuse lui-même de son sujet, de sa propre confession - son acide narratrice la première. Loin de se prendre au sérieux, Dorothy se rit des autres, mais surtout d'elle-même. De toute façon, elle n'a rien à perdre, et elle nous le fait sentir. Captivante, repoussante et bizarrement attachante, elle mène son récit comme une danse, une danse qui lui ressemble, foutraque, méchante et très marrante, avec une liberté, une audace et un sens de l'excès qui, qu'on se le dise, font naître quelque chose de très, très jubilatoire et de très, très cathartique chez un lecteur aussi éberlué que fasciné. Et elle le sait, Dorothy, qu'elle nous choque. Elle le sait, et le plus fort, c'est qu'elle s'en moque.

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Some books you struggle finding a remotely interesting more-than-three-words-long synopsis of. And some books you barely have to say once sentence about that they're already deep within - or far away from - a reader's hands. A Certain Hunger is part of the latter category.

After all, you must admit that the pitch "confession of a cannibalistic food critic" has quite a powerful ring to it.

The weirdest - and most memorable thing - about this book is that it makes you hungry. Like, really hungry. Bombarding you with metaphors, juxtapositions, disconcerting analogies, visual illusions and odorous juxtapositions, the book is a sensory marvel, a fluttering experience, with an author - and a thundering narrator - able to dig directly deep in the flesh, celebrating, mixing and convoking everything greasy, meaty, smelly, fatty and hearty that makes our lives and plates. Spices, alcohols, meats, sauces, every kind of food in this hemisphere - and the other one, while you are at it - is summoned to build images in turn delectable, horrifying, appetizing, surprizing, and frankly disgusting, with quite an unbelievable inventivity, talent for punchlines and composition gift.

The structure of the book itself leaves me completely flabbergasted, as an unable-to-make-a-singular-linear-story-hold-itself-together kind of writer myself. Past, present and future memories mingle in an astonishing harmony, allowing the reader to travel among the stratas of the protagonist's life without ever getting lost, distracted or confused. From conquest to loss, success to collapse, Dorothy aligns victories, orgies and prodigies with an astounding intelligence, using the provocative - though, in my opinion, never tasteless - metaphor of cannibalism to convey a powerful discourse on performative femininity and the agony of the seduction game in this *patricarcal society*. Every man Dorothy has dated, she has had to fight against - not because she wanted to, but simply because in this world, it is merely impossible for a woman to love a man by herself, for herself, according to her own terms, with the face, demeanor and attitude she built for herself.

And yes, the only way she found to exist against and in front of them, the only truth she can summon in her relationships, with all these equally elegant yet cruel men, is to kill and eat them.

Of course, we should in no way take this story to the letter - honestly, if someone did, I'd be worried for them. Cannibalism is here - sorry for this quite tiresome and self-evident point - a mere metaphor for the extremities to which patriarcal standards and constant sexualisation push us women. It is far, far-stretched, but oh well, sometimes you need at least this amount of provocation to ensure your entire audience got your point.

The greatest thing about this book, I think, is that it remains consistently funny, plays with its own plot, makes fun of itself - so does the narrator. Dorothy mocks others, of course, but also and especially the ridiculous way she sometimes had to lie to get away with her actions. She has nothing left to lose anyway, and she makes that point very clear to us. Captivating, disgusting, alluring, mischevious and hilarious, this ferocious piece of a woman provides us with a profoundly exhilarating and kind of cathartic story, leaving its reader just as startled as they will feel fascinated, almost against their best intent, by this criminal mind. Dorothy knows how revolting she is. She knows that, and the best thing about it is that she doesn't care a bit.


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