La conversation des sexes de Manon Garcia [Littérature]
Titre : La conversation des sexes
Autrice : Manon Garcia
Editions : Champs (Flammarion)
Genre : Essai (Philosophie)
Date de parution : 2021
Lu en : français
Nombre de pages : 300
------------------------------------------------------------------------------
Il y a les livres intelligents, il y a les livres qui vous font vous sentir très intelligent, et puis il y a ceux qui vous rendent intelligents. La conversation des sexes est, à n'en pas douter, un illustre représentant de cette dernière catégorie d'ouvrages.
Derrière le titre - volontairement - très large et nébuleux de l'ouvrage se dissimule un passionnant essai sur la question du consentement d'un point de vue philosophique, historique, politique, juridique et intime. Tout au long de ses 250 pages, denses et dépourvues de la la moindre fioriture, Manon Garcia articule avec une mécanique implacable tout le fil de sa pensée, nous cueillant dès les premières pages en démontrant en l'espace de quelques paragraphes à peine combien nous nous trompons collectivement lorsque nous parlons de consentement. Non pas que nous partagions tous une définition erronée (quoique cela se discute, elle y reviendra) : c'est surtout qu'il en existe en réalité de très nombreuses acceptions, parfois très différentes entre elles. Entre le consentement de deux parties signant un contrat juridique, et acceptant à ce titre les droits et obligations établis par ce contrat, et le consentement intime de deux partenaires à des actes sexuels, il y a un monde, non seulement en termes de nature desdits consentements, mais aussi de leurs implications, de leurs limites, de leurs origines, de leurs extensions respectives. Ainsi, comme Manon Garcia le montre d'office, les nombreuses interrogations qui nous divisent autour de la question du consentement sexuel viennent, pour beaucoup, d'une confusion entre ce consentement-là, intime et interpersonnel, d'une part, la définition juridique du consentement, en droit des contrats notamment, d'autre part, ou encore celle que l'on enseigne en théorie politique.
Le consentement sexuel n'est en effet pas un consentement juridique : le droit du viol ne fait pas partie du droit des contrats ; le droit pénal ne fait pas partie non plus du droit des contrats. Le consentement sexuel n'est pas non plus le consentement version théorie politique. En effet, dès lors qu'on consent à vivre dans une société, à un contrat social, en gros, on se soumet à un régime d'obligations, de devoirs. Le consentement sexuel, lui, crée une autorisation, et non une obligation. .
Mais alors, qu'est-il ?
Cette imprécision, cette difficulté de définition pose tout un ensemble de questions cruciales : le consentement, est-ce renoncer à une prérogative, autoriser quelqu'un à nous prendre quelque chose auquel il n'aurait pas eu accès autrement, ou bien est-ce l'expression d'un désir positif ? Doit-il s'agir d'un renoncement ou d'une affirmation ? En d'autres termes, est-ce un accord ou un choix ? En droit, cela dépend de la nature du contrat. En politique, c'est clairement un renoncement, une forme d'abandon à certains droits collectifs en échange du fait de pouvoir vivre en société (on consent à la loi, qui nous limite, mais nous garantit aussi une protection). Mais dans le domaine sexuel, alors ? Cette ambiguïté laisse la porte ouverte à tout un tas de méprises dans le domaine intime. Si consentir, c'est céder temporairement quelque chose à quelqu'un, et si l'on applique cette définition au domaine sexuel, n'est-ce pas quelque part perpétuer l'idée selon laquelle l'homme propose et la femme dispose ?
Autre exemple de question source de quiproquos dans une société où l'on n'interroge pas vraiment ce qu'est le consentement : le consentement est-il irréversible ? Manon Garcia le montre, en droit, dès lors que le consentement a été donné dans des conditions formellement valides, on ne peut plus le retirer, du moins pas sans passer par certaines procédures, alors qu'il paraît essentiel de défendre une vision du consentement sexuel susceptible d'être réévalué, reconsidéré à tout instant. Or, étant donné qu'on a tendance à utiliser la conception juridique du consentement pour analyser les rapports sexuels, on a encore souvent du mal à accepter l'idée qu'un consentement sexuel puisse être retiré, et on ignore globalement tous quand le consentement sexuel doit être donné, à quelle fréquence il doit être renouvelé, bref, tout un tas d'enjeux à propos desquels on peut bien sûr se faire une opinion plutôt solide dès lors qu'on fait preuve d'un minimum de communication avec son partenaire, mais qui nous laissent bien démunis lorsqu'on essaye de légiférer autour des violences sexuelles.
Plus l'on creuse, plus on comprend combien les impensés autour de la question du consentement sont nombreux. Ainsi, le consentement rend-il l'acte auquel on consent moralement acceptable seulement, ou carrément moralement souhaitable ? A-t-il alors la même valeur selon l'une ou l'autre option ? Le consentement est-il d'ailleurs forcément moral ? Peut-on consentir à des actes moralement condamnables ?
D'ailleurs, à partir de quand un consentement est-il valide ? Suffit-il qu'il soit formellement acceptable, bien formulé, pour qu'il soit reçu, ou bien doit-on considérer que l'expression d'un consentement simple ne suffit pas, et qu'il faut s'assurer que ce consentement soit l'expression pleine et entière de la volonté autonome de la personne qui le formule ?
Ah oui y a de l'enjeu hein, j'avais prévenu.
Le texte navigue avec aisance entre les époques, les auteurs et autrices, les concepts et les enjeux, parvenant à tisser des liens fluides et bienvenus entre ses différents chapitres. Il consacre tout un développement plus que pertinent à la question du BDSM, milieu où le consentement tient une place essentielle, fait l'objet de contrats, et détermine la validité ou non de chaque acte, selon des modalités et normes complètement à part de celles qui ont court dans nos vies quotidiennes. L'autrice s'interroge également longuement quant à l'avenir de nos relations intimes, de la façon dont on reçoit, étudie, sanctionne et prévient les violences sexuelles, sur la pertinence (ou non) du fait de faire dépendre la qualification d'un viol de l'idée de consentement, et de savoir si l'on doit faire peser le critère déterminant sur l'absence de consentement ou au contraire son affirmation. Elle imagine carrément une refondation de nos imaginaires érotiques, va jusqu'à rêver de disqualifier totalement la logique très binaire du consentement (veux/veux pas), dont on s'aperçoit de plus en plus de combien elle peine à expliquer les cas dits "appartenant à la zone grise", dont les protagonistes n'ont ni consenti, ni retiré leur consentement, et face auxquels la justice n'a pas les outils pour trancher.
Manon Garcia a surtout la grande, grande intelligence de démontrer historiquement, sociologiquement, politiquement, comment les femmes ont été privées de la possibilité de se forger une autonomie, ce qui rend dès lors toute conversation autour du consentement partielle, caduque. Dès lors qu'en tant que femme, on apprend à ne pas interroger son libre-arbitre, à se faire "passer après", comment peut-on imaginer se battre à armes égales, avoir le même usage du consentement, pouvoir l'exprimer de la même façon qu'un homme ? Comment peut-on imaginer apprendre à prévenir et punir les violences sexuelles autour d'un concept certes intéressant, mais vis-à-vis duquel nous ne jouissons pas de la même marge, de la même autonomie ? En prouvant brillamment que le consentement n'est pas simplement une donnée de base, un acquis dont on disposerait tous librement et complètement et qu'on serait libre de manier de son plein gré selon les situations, mais bien une compétence, un atout, une faculté dont on ne jouit pas tous au même titre et que l'on ne peut développer et affiner que grâce à des ressources et circonstances adéquates, Manon Garcia pose magistralement les vrais enjeux des débats qui doivent nous accompagner au cours des prochaines années. Il ne s'agit pas vraiment de savoir si elle voulait ou si elle voulait pas, mais si elle était en capacité de dire qu'elle ne voulait pas, voire, si elle était en capacité de savoir elle-même qu'elle ne voulait pas, voire, si elle était en capacité de vouloir tout court. Ah oui. Tout de suite, ça recadre les choses.
L'idée n'est pas de nous prendre la tête et de nous empêcher d'agir en nous assenant des questions paradoxales à tout bout de champ, mais précisément d'élargir nos possibles, de nous rendre tous enthousiastes à l'idée de construire plus d'égalité, d'érotiser l'égalité comme le disait Gloria Steinem, citée par Manon Garcia. C'est sacrément galvanisant, et surtout, ça rabat complètement le caquet à ceux qui affirment que parler de consentement, de #MeToo et de zone grise va nous conduire à une société puritaine et pudibonde. C'est tout le contraire que l'on cherche à construire dans cet ouvrage : plus d'émancipation, plus de liberté.
Un ouvrage riche à lire et surtout relire, à garder près de soi comme une boussole alors que dans les conversations sur le sujet, les opinions ont tendance à vite s'échauffer avant même que les différentes parties ne se soient assurées d'être en train de parler de la même chose. La conversation des sexes est pétri d'intelligence, de bienveillance, d'ouverture d'esprit, n'assène rien de façon péremptoire, et si certaines questions mériteraient d'être approfondies (par exemple la question de l'exceptionnalité du sexe, abordée mais pas résolue - je dis pas que c'est facile de trancher hein, juste que ça m'intéresse, t'inquiète Manon ton boulot il est impec - : pourquoi le consentement sexuel est-il si distinct des autres ? Qu'est-ce qui nous rend si vulnérables dans un contexte sexuel ? Qu'est-ce qui fait du sexe ce sujet à part, si épidermique ?), on ne peut que saluer le formidable travail de synthèse, de pédagogie et de clarté qu'a fourni l'autrice à ses lecteurs et lectrices. Ruez-vous sur ce bouquin, profitez de sa grande accessibilité et de sa volonté affirmée de s'adresser à tous les publics pour l'offrir au plus de monde possible autour de vous, y compris à des personnes pas forcément susceptibles de s'être intéressées à des questions féministes ou politiques par le passé. La lecture exige de l'attention et du temps, mais en rien un doctorat de philosophie : il s'agit de déclencher une réflexion collective, pas de piéger tout le monde avec d'obscures références théoriques. En un mot : foncez !
Commentaires
Enregistrer un commentaire