Le féminisme ou la mort de Françoise d'Eaubonne - Chronique n°555

 Titre : Le féminisme ou la mort
Autrice : Françoise d'Eaubonne
Genre : Essai
Editions : Le passager clandestin
Lu en : français
Date originale de publication : 1974

Date de publication de l'édition actuelle : 2020
Nombre de pages : 319
Résumé : 
En faisant du capitalisme patriarcal le dénominateur commun de l’oppression des femmes et de l’exploitation de la planète, Françoise d’Eaubonne offre de nouvelles perspectives au mouvement féministe et à la lutte écologiste. Pour empêcher l’assassinat généralisé du vivant, il n’y a aucune alternative sinon l’écoféminisme.
C’est le féminisme ou la mort.
Longtemps inaccessible, ce texte devenu référence est introduit par deux chercheuses et militantes. À l’aune de leurs engagements et d’une lecture croisée de ce manifeste visionnaire, Myriam Bahaffou et Julie Gorecki soulignent les ambiguïtés de ce courant en pleine résurgence et nous proposent des pistes pour bâtir un écoféminisme résolument radical, intersectionnel et décolonial.


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Le féminisme ou la mort fait partie de ces textes qu'en tant que personne très sensible aux luttes féministes (juste un peu) ayant de nombreuses connaissances très sensibles aux luttes féministes, j'ai entendu citer environ un quintillion de fois, généralement assorti d'un commentaire du style "c'est vraiment une référence, faut que je le lise". De mon côté, grâce à la réédition toute récente de ce texte effectivement pionnier mais finalement assez méconnu, paru en 1974, c'est désormais chose faite. Ma lecture fut à la fois très plaisante et très frustrante : si l'intérêt du texte est évident d'un point de vue historique, certains de ses passages ont franchement mal vieilli, quand d'autres sont au contraire d'une pertinence rare. Il s'agit donc de prendre le texte pour ce qu'il est, d'en apprécier certains éclairs de génie assez bluffants, pour ensuite (pourquoi pas) se tourner vers des ouvrages écoféministes plus récents qui ont su poursuivre la réflexion plus que précurseure de D'Eaubonne. 

On peut fractionner l'essai en trois parties, grosso modo. La première est de façon assez amusante à la fois la plus lucide et la moins surprenante des trois, étant donné qu'elle consiste en une synthèse acide, martelée et particulièrement bien ficelée des raisons pour lesquelles le féminisme existe et est nécessaire, avec un état des lieux de la condition féminine dans les années 70 dont on constate avec une certaine amertume qu'il peut encore, à (très) peu de chose près, parfaitement décrire la situation actuelle. Pour qui est déjà un peu renseigné sur le sujet, il y a donc assez peu de nouveauté, mais cela pourrait par exemple constituer une introduction très efficace pour un public plus novice.

La deuxième partie est, quant à elle, la plus critiquable et sans doute la plus instructive, de façon inattendue. Françoise d'Eaubonne y dresse une sorte de panorama de l'ensemble des victoires, obstacles et objectifs du féminisme des années 70, avec des focus successifs sur l'ensemble des régions du monde, mais aussi des comparaisons entre régimes capitalistes et communistes (eh oui, en 74, l'URSS était loin de la fin de parcours), et c'est sans doute là qu'on se confronte à ce que lui reprochent le plus les deux autrices contemporaines qui préfacent le texte, à savoir une difficulté à intégrer et représenter d'autres points de vue et d'autres vécus que le sien, et une perspective qui reste malgré tout très occidentalo-centrée (avec en plus de ça certaines prises de position sur divers sujets, notamment une posture abolitionniste assez péremptoire vis-à-vis du travail du sexe, qui posent parfois question). La pensée féministe a beaucoup, beaucoup évolué depuis l'époque d'Eaubonne, et ça se sent. Il ne s'agit donc aucunement de faire un procès d'intention à l'autrice, mais simplement de constater que certains éléments de son propos ont vieilli. Comme elle l'analyse elle-même, le féminisme ne peut se limiter à une seule perspective, mais en bonne représentante d'un courant universaliste encore très très majoritaire à l'époque (pour les néophytes : on oppose en général le féminisme universaliste, qui estime en gros - je schématise - qu'il existe une manière unique et universelle de lutter pour les droits des femmes et une seule définition du progrès féministe, aux féminisme intersectionnel, qui estime que le vécu et les besoins de chaque femme peuvent énormément différer en fonction d'autres paramètres - identité de genre, race, classe, orientation sexuelle, etc. -, et que la lutte et les discours féministes doivent donc être adaptés à chacune), d'Eaubonne peine à intégrer davantage de diversité à son propos.

La troisième partie, enfin, est celle qui fait véritablement le sel du récit, celle qui lui donne toute sa pertinence, à la fois d'un point de vue historique, puisqu'elle est le fondement de la pensée écoféministe, à une époque où personne ne défendait encore pareil point de vue. L'approche de Françoise d'Eaubonne est particulièrement plaisante et pertinente en ce qu'elle est véritablement globale, et ne verse ni dans le simple réformisme ("il faut donner plus de droits aux femmes et tout ira mieux"), ni dans la tendance un peu spiritualisante qu'on peut observer à l'heure actuelle (le féminin sacré, Gaïa, la mère nature, les femmes un peu essentialisées comme proches de la nature, tout ça). L'argument de Françoise d'Eaubonne est limpide : l'exploitation effrénée, destructrice et en un mot injuste de l'environnement est une conséquence du patriarcat (elle utilise plutôt le terme "phallocratie", mais soit, on s'entend Françoise), les femmes et les minorités sociales en sont les premières victimes, et de simples mesures palliatives ne permettront certainement pas d'y remédier. Au-delà de la "révolution", il s'agit de lancer une profonde "mutation" de notre façon d'envisager l'économie, le travail, les relations humaines et sociales, sans quoi le genre humain court tout droit vers la destruction, les plus fragiles en premier évidemment. A ce titre, le propos de l'autrice était inédit à l'époque, et reste encore aujourd'hui plus que pertinent, à l'heure où l'on voit se multiplier les manifestes écoféministes et où il n'a jamais été aussi urgent de penser la justice sociale et climatique. Il ne s'agit pas de dire "les femmes savent mieux faire" ou "il suffirait de mettre des femmes à la tête des Etats pour que ça s'arrange", mais de poser les bases d'une réflexion holistique, ambitieuse et politique capable de repenser l'iiiintégralité de notre fonctionnement actuel avant qu'il n'ait eu tout à fait raison des ressources dont on a besoin pour survivre.

Le féminisme ou la mort est donc, sans aucun doute, un texte très riche qui mérite amplement d'être découvert, même (et surtout ?) dans ses aspects un peu dépassés. C'est un texte assez remarquable dans sa capacité à poser les bonnes questions, ne pas s'excuser d'énoncer ses constats et ses conclusions avec clarté, véhémence et ambition, et surtout à titiller la curiosité d'un ou d'une lectrice qui aura du mal à ne pas avoir envie de poursuivre la réflexion une fois le dernier chapitre achevé. A découvrir !


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