Ravages de Violette Leduc - Chronique n°544

Titre : Ravages
Autrice : Violette Leduc
Editions : Folio
Lu en : français
Date de parution : 1955

Nombre de pages : 480
Résumé : «– Thérèse… J’ai deviné, j’ai tout deviné.
– Qu’est-ce que vous avez deviné ?
– Vous… C’est le premier homme.
– Vous avez bien deviné. C’est le premier homme.
Il serra mes chevilles de toutes ses forces. L’idée qu’il me remerciait m’effleura. Marc se mit à songer par bribes à haute voix :
– Le premier… Bien sûr le premier… Pourquoi…
Il serra encore mes jambes :
– Vous n’êtes pas de bois et vous n’aimez pas les hommes en particulier.
– Je les aime, je les aime…
Je le dis très vite parce que je me demandais si je mentais ou non.»

Pour Thérèse qui aime Marc et Cécile d’une égale passion, tout sentiment est un couteau.

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Ce livre me démolit, me valdingue et me fracasse.
Vraiment, je n'avais jamais rien lu de pareil.

Je ne m'explique toujours pas comment j'ai pu passer si longtemps à côté de l'existence même de Violette Leduc (enfin si, je me l'explique très bien, invisibilisation des femmes, tout ça tout ça, on connaît), toujours est-il que voilà, enfin, le mal est réparé, et j'ai enfin pu me plonger dans l'un de ses romans.

Et quelle claque, mes amis.
Vraiment, je ne m'explique pas que cette femme ne soit pas encore au programme d'absolument tous les niveaux scolaires de toutes les écoles de tout ce pays.

Protégée/amie/contemporaine de Simone de Beauvoir, Violette Leduc a consacré toute sa carrière à écrire, travailler, disséquer les mêmes thèmes : maternité, féminité, marginalité, maladie, déviance, folie et autres joyeusetés, vous l'aurez compris, on part sur du sombre, du très sombre. Il suffit de jeter un œil à la notice biographique de l'autrice pour avoir une idée de l'origine ses thématiques de prédilection : fille "bâtarde" d'un couple illégitime, elle est marquée à vie par un sentiment de honte qu'elle raconte notamment dans le roman La Bâtarde (que je veux désormais évidemment lire au plus vite). Après ça, elle travaille, se libère (un peu), trouve un exutoire dans l'écriture, mais doit toujours composer avec le rejet, la marge et la différence. Difficilement reconnue, censurée parfois, elle vit à une époque où l'on est encore moins libre qu'aujourd'hui d'aimer comme on l'entend, et où quelqu'un comme elle, artiste, profond, sensible et tourmenté, femme libre et bisexuelle, n'a globalement pas d'énormes chances d'être acceptée par la société.

Et tout ça, entre autres, ça donne Ravages.

Ravages, c'est cette plume sauvage aux images radicales et à la fluidité intraitable, c'est ces dialogues au cordeau, déstabilisants dans un premier temps, mais dans lesquels on décèle très vite un incroyable naturel, un instinct de vérité, ces descriptions fulgurantes à la sensorialité quasi-douloureuse, cette façon impressionnante de retranscrire les pensées blessées d'une héroïne malade.

Ravages, c'est l'histoire de Thérèse, qui aime deux personnes en même temps, s'en veut, hésite, ne sait pas, agit comme malgré elle, finit par choisir et puis par fuir, et puis choisir encore, qui souffre, beaucoup, et n'a personne à qui parler. Elle a mal et elle a peur, et elle le dit avec ses mots à elle, ses mots empli des sensations qui la dévastent et l'hypnotisent, avec sa grille de lecture tellement personnelle et tellement universelle, sa façon de vivre un monde qui la violente et la tourmente. Elle a ces mots, ces mots d'une beauté et d'une force rares, ce regard unique qu'elle pose sur un environnement tour à tour sublime, vivant, hostile et déprimant, sur ces gens qu'elle connaît et qui ne la comprennent pas, sur ces douleurs qui l'agitent et auxquelles elle ne s'habitue jamais.

C'est fort, Ravages, c'est marquant, parce que ça ne se contente pas d'être simplement glauque.
En aucun cas.
Ca le pourrait, ce serait même plus facile, de composer un roman qui soit juste triste et sombre et oppressant, un pur concentré d'angoisses, mais ça n'a rien à voir avec le texte subtil et étourdissant qu'est ce récit, cette tentative (ô combien réussie) de montrer en quoi la souffrance peut cohabiter avec l'espérance, combien les expériences qu'on peut faire de la vie sont simples et nuancées, comment on peut à la fois subir des difficultés profondes, et dans le même temps être animé, plein d'espoir, enflammé et passionné. C'est ça, Violette Leduc, c'est cette dualité-là : la reconnaissance de la différence, une vraie part accordée au malheur et à la solitude, et malgré tout, cette envie, ce besoin de se relever constamment, de faire face, d'aimer surtout, partout, tout le temps.

C'est tellement beau.
Ca se lit comme dans un souffle.
Ca laisse presque étourdi, avec le sentiment de n'avoir peut-être pas tout saisi, mais en tout cas, d'avoir vraiment tout compris.
Ca raconte des histoires d'amour compliquées, une hypersensibilité, des expériences de femme isolée et malmenée, certes, mais ça raconte aussi et surtout une résilience, dans tout ce que ce terme peut avoir de beau, d'inspirant et de subtil. C'est un roman qui pointe du doigt sa propre maladie, et qui hisse l'écriture en remède. En deux mots, terrible et magnifique.


Commentaires

  1. Je vais le lire: je connaissais surtout Beauvoir et les féministes américaines et Violette Leduc ne m'est pas inconnue, mais je n'avais pas eu la curiosité, le temps; une statue parfois en cache une autre. Votre opinion sur ce livre me fait penser qu'il est impossible de ne pas le lire. Merci. Je vous dirai ce que j'en pense.

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