L'Insoutenable Légèreté de l'Être de Milan Kundera - Chronique n°524

Titre : L'Insoutenable Légèreté de l'Être
Auteur : Milan Kundera
Editions : Gallimard / Folio
Traduit par : François Kérel
Lu en : français
Date de parution : 1984
Nombre de pages : 480
Résumé : Tomas et Teresa sont les deux pôles du roman. Faut-il choisir de porter le poids du passé sur ses épaules, comme Teresa qui ne peut se passer de la Tchécoslovaquie, qu'elle a pourtant fuie après le Printemps de Prague, de même qu'elle ne peut vivre sans Tomas, ce mari qu'elle chérit d'un amour jaloux et, par-là, à jamais insatisfait ? Ou bien faut-il préférer à cette pesanteur la légèreté de l'être qui caractérise Tomas et Sabina, la maîtresse amie qui seule peut comprendre le médecin séducteur explorant les femmes comme s'il disséquait des objets d'étude au scalpel ?

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C'est traître, de parler d'un livre comme de son livre préféré.
Appeler un ouvrage quelconque son "préféré de tous les temps", c'est aussi prendre le risque de se dédire un jour, de devoir le faire tomber à un moment donné pour le remplacer par un autre, d'avoir a posteriori l'air un peu bête au vu de toutes les fois où on s'est enthousiasmé pour lui, alors qu'on a finalement décidé de le balayer pour un nouveau titre.

Certes.
Mais c'est ce qui fait la beauté des romans préférés.
Ils définissent le lecteur qui les désigne comme tels à un moment donné de leur existence, parce que là, à ce point très précis de son évolution, de la construction de sa personnalité, de ses besoins, c'était cette histoire-là dont il avait besoin.
Et puis le lecteur grandit, résout certaines questions, s'en pose de nouvelles, et des récits inédits viennent alors lui prendre la main et sublimer ses aventures du moment.

Tout ce long bavardage pour dire que L'Insoutenable Légèreté de l'Être vient de devenir mon roman préféré.
Et ça me comble de joie.

Je n'ai pas les mots pour ce livre.

C'est à la fois une histoire et un texte qui se moque d'en être une, le récit du parcours de quatre personnages et la preuve de pourquoi lesdits personnages sont bien davantage que leur propre destinée, une compilation de réflexions hétéroclites et une continuité de pensée d'une cohérence folle.

C'est l'histoire de personnes qui ne savent pas s'aimer, de vies qui se cherchent, de romans qui s'écrivent et d'idées qui s'organisent.
C'est l'histoire d'un écrivain qui joue avec des gens qui n'existent pas, leur invente des douleurs pour parler des siennes (un peu) et de celles des humains en général (surtout), et n'a ni à les moquer ni à les sublimer pour les rendre mémorables.
C'est un roman qu'il me faudra relire souvent dans ma vie, et de façon toujours renouvelée. J'ai l'impression d'avoir lu un roman qui me dépassait, mais qui s'est offert à moi malgré tout, et que j'ai le sentiment d'avoir compris. 

On fait tout un tas de reproches à Kundera : le côté décousu de ses histoires, ses soi-disant réflexions de philosophie de comptoir, son côté "méta" (c'est-à-dire sa façon de parler de lui en tant qu'écrivain, du roman en tant que concept, de l'écriture) un peu pesant, mais aucune de ces critiques ne me paraît vraiment justifiée. L'histoire n'est pas décousue, au contraire, elle offre ses tenants et aboutissants dès les premières pages, et est certes construite de façon très instinctive et pas du tout chronologique, mais se suit avec une aisance folle. Les liens sont toujours rappelés, les introductions toujours efficaces, bref, on est toujours guidé par un narrateur à la voix forte et patiente. Pour ce qui est du côté "philo", là encore, on est dans quelque chose de résolument sincère et authentique : on a un vrai sentiment de fraîcheur et d'évidence face aux propos de Kundera, l'impression de lire quelque chose d'absolument nouveau (puisque je n'avais jamais rien lu de tel) et d'absolument connu (puisque cela résonnait très très fortement avec ce que j'avais pu percevoir sans me le formuler pour autant). Quant à l'aspect "écrivain qui parle de sa propre écriture", là encore, c'était d'une pertinence et d'une honnêteté folle. On ne joue pas à raconter une histoire pour la beauté du geste : on en invite une, en collaboration étroite avec le lecteur, on lui donne un sens, on la confronte en permanence au réel, on étire le fantasme jusqu'à lui trouver tout son sens.

L'approche de Kundera aurait vraiment pu être snobinarde ("je vais faire un roman en vous rappelant tout le temps que c'est un roman pour bien vous montrer que moi je sais ce que c'est qu'un roman"), mais c'est tout le contraire : il décortique son histoire et ses personnages avec ludisme, inventivité et lucidité, assume son rôle de narrateur-auteur aux grosses ficelles, a complètement conscience de ce qu'il fait, et montre que ce n'est pas tant l'histoire en tant que telle qui compte mais plutôt ce qu'elle permet d'éclairer, ce qui l'inspire, à savoir, la vie.

Et ça paraît certes infiniment cliché de dire ça, mais c'est vrai, c'est un roman sur la vie, le plus beau que j'aie jamais lu. Personne ne comprend et n'aime la vie comme Kundera, sans doute aussi parce qu'elle l'a beaucoup déçu. C'est un roman qui ne se satisfait de rien, qui exige énormément de l'existence parce qu'il sait combien elle peut à la fois sublimer ou salir, un roman dont les personnages sont des excès, des idéaux, des caricatures, autant de miroirs parfaits et inhumains dans lesquels le lecteur vient se refermer. Ce sont quelques heures de pleine et pure vie assumée, consciente, revendiquée, un instant de lecture rare et précieux au cours duquel on se ressent pleinement lecteur, humain, vivant, écrivain, soi-même, perdu, inutile et signifiant. C'est le genre de livre avec lequel on peut inventer une vie.

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