Il est des hommes qui se perdront toujours de Rebecca Lighieri - Chronique n°526

Titre : Il est des hommes qui se perdront toujours
Autrice : Rebecca Lighieri
Genre : Contemporain
Editions : P.O.L.
Lu en : français
Date de parution : 2020
Nombre de pages : 384
Résumé : Karel est un garçon des quartiers Nord de Marseille, qui vit avec sa sœur Hendricka et son petit frère Mohand, infirme. Tous trois essaient de survivre à leur enfance, entre maltraitance, toxicomanie, pauvreté des parents, et indifférence des institutions, et s'inventent chacun un destin. Karel se demande s’il n’a pas été contaminé par la violence, s’il n’est pas dépositaire d’un héritage à la fois tragique et minable, qui l’amènerait à abîmer les gens comme son père l’a fait. 
C’est un roman noir, mais aussi le roman de Marseille, d’avant le MUCEM et d’avant la disparition du marché de la Plaine, qui constitue la géographie sentimentale du livre. Et c’est une plongée romanesque dans toute une culture populaire dont l’auteure saisit l’énergie et les émotions à travers les chansons de l’époque, de Céline Dion à Michael Jackson, en passant par IAM , Cheb Hasni, Richard Cocciante ou Elton John.

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Je n'ai pas les mots pour Rebecca Lighieri, si ce n'est que j'en veux encore, de ses mots à elle. 

Le précédent roman de l'écrivaine (sous ce pseudonyme-ci), Les Garçons de l'Eté, avait été un foudroiement pour moi, non pas à une mais à deux reprises. J'avais été subjuguée par la radicalité de ses personnages, de sa plume, de son atmosphère, par sa violence aussi, son audace enfin.
Au risque de ne surprendre absolument personne, le charme a opéré une fois de plus avec cet ouvrage-ci, d'une façon tout à fait différente, mais tout aussi marquante. 

Comme dans les Garçons, on retrouve la plage, mais celle-ci n'a rien avoir avec le sable fin et les vagues voluptueuses de la Réunion. Non, ici, c'est Marseille, et on n'est même pas si près de la plage en fait, puisque ce sont les quartiers Nord, les fameux, ceux desquels personne ne veut parler et encore moins s'approcher. Karel, lui, il y est né, et en plein dedans, premier d'une fratrie de trois livrée à un père violent et à une mère plus qu'effacée, anéantie. 

Karel est un enfant magnifique. Sa petite soeur aussi. On a envie d'y voir une chance, mais on comprend bien vite que ça n'est qu'un coup du sort de plus, comme une ultime provocation d'une ironie cruelle.
Karel est beau, oui. Mais comme il se le répète lui-même, il n'aurait pu en profiter qu'en naissant sous la bonne étoile. La sienne est brisée, malade et toxique. La sienne ne fera que rendre son joli visage étrange et dissonant. La sienne ne brille déjà plus depuis longtemps.

Karel n'a pas vraiment d'espoirs, alors il préfère s'armer. Il lit, beaucoup. Veille sur sa petite soeur, son petit frère aussi, quoique celui-ci, malade, reste couvé par leur mère. La vie est épouvantable, maculée de punitions, de violences, d'alcool et de dégringolades successives. Mais Karel grandit, pas le choix. Il apprend surtout. Et il attend.

C'est un roman brutal, formidablement intense, qui imprime sa marque sur le lecteur dès la toute première page avec l'annonce de l'assassinat du père de Karel par un meurtrier inconnu, et le début immédiat de la longue décortication de la famille traumatisante dans laquelle les trois protagonistes évoluent, ou plutôt demeurent coincés. L'écrivaine taille dans le vif, insuffle toute son énergie et son vocabulaire chirurgical dans la bouche d'un Karel tour à tour froid, attentif, aimant ou tout simplement ignoble, malmené par une éducation dont il n'a retenu que ce dont il ne veut pas, une ville qu'il ne connaît que trop bien et un destin dont personne ne lui a promis qu'il pourrait le rendre paisible. Il s'évade, trouve une deuxième famille au sein d'une communauté de Roms, gitans et manouches, prend son mal et son impatience et les fait bouillir dans un coin en attendant son heure. 

C'est un roman qui bouille, justement, de rage, de frustration, d'injustice, sans devenir plombant pour autant. Il reste possible que sa lecture soit éprouvante pour certains, mais la narration de Karel, dans son côté impitoyable, parvient à délier l'intrigue avec une telle fluidité et une telle évidence que l'on se retrouve pris presque malgré soi dans son flot de souvenirs, et qu'on s'y fait, à défaut de s'y trouver bien. C'est une histoire de résilience, bien sûr, mais aussi et surtout de rejet, de tout ce qu'on ne pourra jamais accepter, de malaise et de lutte. C'est une accumulation d'erreurs parsemée de quelques éclats de bravoure, une assertion sublime et répétée de la volonté de Karel de s'en sortir, de chercher mieux encore, d'échapper à ce dont il sait très bien qu'il le poursuivra toujours. On a envie de voir en Rebecca Lighieri une sorte d'héritière du roman social naturaliste à la Zola, et oui, bien sûr, c'est très galvaudé que de le lire, mais c'est la même puissance, le même déferlement de violence, la même noirceur et la même lucidité que dans les Rougon-Macquart, c'est la détresse de Gervaise le long du boulevard Poissonnière, les cris et les odeurs du marché des Halles dans Le Ventre de Paris, la puissance et la contrainte de Nana. 

Le texte est dur, vraiment dur parfois, sans non plus devenir glauque ou oppressant. L'histoire a parfois tendance à s'appesantir parfois un peu trop sur les tourments sentimentaux et sexuels de Karel, mais on peut aussi le voir comme un choix de narration, un éclairage de l'un des seuls "outils de puissance" que Karel tente (en vain) de reconquérir, prisonnier des idées préconçues, des standards et des canons qu'il charrie avec lui depuis son enfance et son adolescence. 

C'est un roman qu'on dévore sans pouvoir s'arrêter, porté par la plume dynamitaire de Lighieri, un récit désenchanté, certes, mais qui opère tout de même une certaine forme de magie. Une histoire qui enseigne, je crois, qu'il ne faut sans doute pas croire aux miracles, et certainement pas en attendre pour commencer à vivre sa vie, mais qu'il n'est pas exclu que l'on puisse en rencontrer un ou deux, un jour, et que cette petite possibilité impossible puisse contribuer à éclairer l'existence d'une certaine forme de lumière.

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