Le coeur synthétique de Chloé Delaume - Chronique n°559


Titre : Le Coeur Synthétique
Autrice : Chloé Delaume
Genre : Contemporain
Date de parution : 2020
Editions : Seuil
Nombre de pages : 208
Résumé : Adélaïde vient de rompre, après des années de vie commune. Alors qu’elle s’élance sur le marché de l’amour, elle découvre avec effroi qu’avoir quarante-six ans est un puissant facteur de décote à la bourse des sentiments. Obnubilée par l’idée de rencontrer un homme et de l’épouser au plus vite, elle culpabilise de ne pas gérer sa solitude comme une vraie féministe le devrait. Entourée de ses amies elles-mêmes empêtrées dans leur crise existentielle, elle tente d’apprivoiser le célibat, tout en effectuant au mieux son travail dans une grande maison d’édition. En seconde partie de vie, une femme seule fait ce qu’elle peut. Les statistiques tournent dans sa tête et ne parlent pas en sa faveur : « Il y a plus de femmes que d’hommes, et ils meurent en premier. »

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Chaque lecteur a ses tropismes, pour ne pas dire ses obsessions : en ce qui me concerne, j'aime les héroïnes à la dérive, les récits très introspectifs bourrés d'adjectifs et d'images, et les histoires d'amitiés féminines. En ce sens, Le Coeur Synthétique est à peu près la quintessence de ce qui me touche et m'inspire. 

Le roman, dont la rythmique mélodieuse, presque lancinante, a quelque chose de la chanson, avec sa scansion régulière et ses refrains entêtants, et cueille son lecteur dès ses premières pages, tout en délicatesse. En se mettant immédiatement au niveau de son héroïne, dans une volonté de raconter ses pensées et son ressenti plutôt que de les analyser, l'autrice montre tout de suite sa volonté de ne manifester aucune forme de jugement à son encontre. Pas de fausse candeur non plus, juste un regard informé, apaisé. On est simplement avec Adélaïde, et on éprouve la vie à ses côtés, le vertige de cette rupture toute fraîche dont elle ignore si elle la rend davantage heureuse ou anxieuse, cet appartement plus petit, cette conscience nouvelle d'avoir vieilli. Très vite, on s'avise du monde dans lequel Adélaïde évolue, la maison d'édition où elle travaille, son groupe d'amies très parisiens, et cette unique réelle source de détresse dont elle s'accable : son célibat, et sa peur de le voir durer à jamais maintenant qu'elle se trouve à l'aube de la ménopause.

L'humour niché partout dans le texte rend le tout particulièrement plaisant à suivre, et permet d'éviter les deux défauts dont le roman aurait pu souffrir : d'une part, une éventuelle moquerie gratuite de cette héroïne amoureuse de l'amour prête à tout pour trouver un nouveau conjoint, et d'autre part, le pathos, l'écueil de la surdramatisation. 

En effet, si Adélaïde vit sa situation comme une tragédie, il serait indigeste pour le lecteur de la lui présenter comme telle au premier degré, et Delaume parvient à merveille, par son ton enlevé et images malicieuses, à faire de la très lyrique première partie un grand moment de rire plutôt qu'un mélo, sans jamais entraver le sentiment d'empathie du lecteur envers Adélaïde. Le recours à l'ironie, au cynisme et aux analogies taquines se combine à merveille aux métaphores un peu lyriques et aux descriptions des états d'âme d'Adélaïde, et permet au roman de trouver son équilibre entre émotion et lucidité. Ainsi, si jamais l'autrice ne se moque du désespoir de son héroïne (bien au contraire), elle arrive à en montrer tout le côté disproportionné et infondé. Tout en affirmant la légitimité qu'Adélaïde a à se sentir abandonnée, elle montre bien qu'il est insensé de sa part de croire qu'une vie sans homme équivaudrait à une pure damnation. 

L'autre piège donc aurait été de simplement descendre le personnage, de la présenter comme une vieille folle, et là encore, l'écueil est évité. C'est précisément ce refus de tout jugement, de toute aigreur, qui rend le roman touchant. Au fil du roman, Adélaïde remet les choses en perspective, s'endurcit, grandit aussi, et cela ne se fait pas aux dépens du côté tendre et empathique du roman. L'autrice s'attache à prendre chaque personnage pour ce qu'il est, homme, femme, âgé, jeune, séduisant, ou pas, à le montrer dans ce qu'il a de ridicule (parce que tout le monde l'est un peu parfois) mais aussi dans ses qualités, dans ses fragments (aussi minimes soient-ils parfois) de beauté et de sincérité. On voit défiler les maris d'avant, les copains de maintenant, les amies de toujours et les plans qui n'aboutiront jamais, sans aucune forme de colère gratuite ou de cynisme un peu facile. Tout le monde est perdu, certains s'y prennent avec résolument moins de classe et de gentillesse que d'autres, mais l'ensemble des personnages a droit à sa place pour s'exprimer, et est considéré de la façon la plus juste possible. Cet équilibre a quelque chose de furieusement plaisant, et nourrit tout au long de la lecture l'intérêt que l'on peut avoir pour le récit.

L'écriture est évidemment sublime, avec de très belles incursions dans un registre quasi-poétique, et une gestion tout à fait satisfaisante du rythme de l'intrigue, qui suit une structure assez simple mais très entraînante, et se dévore presque d'une traite. On remarque et salue surtout la façon dont le récit se détourne petit à petit de son motif initial, la séduction et le couple, qui ne s'avère être qu'un prétexte pour rencontrer enfin le sujet véritable de l'histoire : l'amitié, féminine notamment, et le soulagement qu'il y a à réaliser que l'amour n'a pas à être romantique ou conjugal pour être inconditionnel ou salvateur, qu'on peut se réaliser suivant différents modèles, différentes modalités, et que le tout est de rester lucide quant à ses besoins et ce que l'on a envie, ou non, de concéder.

Une très belle lecture donc, portée par un second degré constant, un aspect burlesque assez réjouissant, une fougue certaine, pas très étonnante quand on connaît les prises de position féministes (et salutaires !) de l'autrice, en bref, un roman éminemment bienveillant, qui rit de ses personnages sans les humilier. Le besoin d'Adélaïde de se recaser à tout prix n'est pas ridicule, il ne vient pas de nulle part, il est sociologiquement construit - ce que Delaume souligne avec piquant et dérision. Loin de la dépeindre comme une vieille chouette en mal d'amour, le roman s'attache à la suivre avec une grande justesse dans son parcours de redécouverte d'elle-même, et déconstruire avec elle l'ensemble des normes qui l'empêchent d'explorer seule ce qu'elle désire vraiment. Qu'on se le dise, ça reste très parisiano-parisien, avec des héroïnes qui n'ont guère que leur vie sentimentale comme préoccupation dans la vie, mais on pardonne assez facilement au texte, qui n'a pas pour prétention d'avoir d'autre sujet que celui-ci précisément, et le décortique avec un vrai talent.



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