Les Revenants de Laura Kasischke - Chronique n°558

 Titre : Les Revenants
Autrice : Laura Kasischke
Genre : Contemporain
Editions : Christian Bourgois
Date de parution : 2011
Traduit par : Eric Chedaille
Lu en : français
Nombre de pages : 590

Résumé : Élève brillante, Nicole était douce et sociable. Elle meurt subitement dans un accident terrible.
À l’automne suivant, tandis qu’un nouveau semestre commence, Craig, l’ancien petit ami de Nicole est renvoyé de l’université médiocre où il était entré par relations. Tenu pour responsable de la mort de Nicole mais relâché faute de preuves, il ne parvient pas à surmonter le drame, ne cesse d’y repenser et a l’impression de voir Nicole partout.
Perry, son colocataire, était dans le même lycée que Nicole. Lors d’un séminaire sur la mort par Mira Polson, professeur d’anthropologie, il fait part de ses interrogations et de ses doutes quant à la disparition de la jeune fille. De son côté, Shelly Lockes, unique témoin de l’accident, conteste la version officielle, selon laquelle Nicole, baignant dans une mare de sang, n’aurait pu être identifiée que grâce à ses bijoux.
La rumeur enfle à Godwin Hall, précipitant Craig, Perry, Mira et Shelly au cœur d’un ténébreux mystère qui va transformer leurs vies pour toujours: se pourrait-il que, trop jeune pour mourir, Nicole soit revenue ?

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Ils sont rares, les livres qui hantent vraiment. On sort souvent le mot comme ça, pour faire plaisir, exprimer un ressenti un peu fuyant, parler d'une vague réminiscence, d'une légère empreinte mentale que le récit a pu produire.  Mais la hantise, la vraie, la profonde fracture qu'un roman peut provoquer en quelques dizaines de pages seulement, elle est rare, et lorsqu'elle se produit, on ne peut vraiment pas la rater. Les Revenants m'en a provoqué, et pas qu'une seule.

Ecrire un roman sur un deuil peut être perçu comme une démarche sacrément éculée, déjà épuisée par de brillants auteur.ice.s, contemporains ou non (je pense notamment à Joan Didion et son inoubliable Année de la pensée magique, mais aussi le tout récent Avant que je n'oublie d'Anne Pauly, ou encore, et promis après j'arrête, Le Livre de ma mère d'Albert Cohen), mais Laura Kasischke a ici une idée bien particulière en tête. Il s'agit en effet de décrire les conséquences du décès tragique d'une jeune étudiante dans une université de la côte Est américaine, mais pas seulement. Au-delà du deuil de ses amis, de ses connaissances, et des angoisses que sa disparition déclenche, c'est la réalité même de la mort qui s'invite dans l'existence de son entourage, proche ou non, et va projeter 500 pages durant ses questionnements, sa puissance et sa rudesse dans leur quotidien. Permanence, rémanence,  absence de sens, résilience, autant de totems, de peurs, d'objets de révérence, autour desquels les protagonistes de ce roman vont tourner, quitte à se découvrir, se perdre ou s'abîmer. Entre une professeure d'anthropologie spécialiste de rites funéraires, un jeune homme ravagé de culpabilité, un autre très paumé, et une femme isolée, à la marge, que cet événement concerne bien plus directement qu'il n'y paraît, on voit se construire sous nos yeux tout un spectre de sensibilités plus ou moins mises à vif par la disparition de Nicole, par lequel on n'aura de cesse d'être captivé, horrifié, ému parfois.

L'autrice fait preuve d'une intelligence analytique proprement remarquable, avec des portraits psychologiques d'une précision telle qu'ils en deviennent presque douloureux. Rien n'échappe à son regard sur ses personnages, ni leur orgueil, ni leur côté un peu présomptueux dans le cas des jeunes adultes, ni leur hypocrisie. Capable de nous les présenter comme les plus purs des protagonistes, elle ne prend que davantage de plaisir à ébrécher leur parfait petit portrait de héros respectable, sans qu'on n'en vienne jamais non plus à les mépriser. Au contraire : plus on les découvre compromis, plus leur affliction immaculée s'avère teintée de gris, et plus on se prend d'intérêt pour leurs atermoiements, plus on se prend de passion pour les apparences formidablement trompeuses du roman, plus on attend, quelque part, de voir par quels mensonges, par quels arrangements ces personnages parviendront (ou non) à s'en sortir. 

La structure des Revenants est assez époustouflante : roman long, dense, on en voit à peine défiler les pages tant chaque chapitre arrive à point nommé et s'ancre parfaitement dans la dynamique globale du récit. Les allers-retours dans la chronologie du roman, aussi complexe soit-elle, sont toujours faciles à suivre sans jamais pour autant être appuyés par de trop évidentes contextualisations, et Laura Kasischke a l'intelligence de doser avec sagacité et parcimonie les différentes révélations dont son récit est émaillé. Plus que happé, le lecteur est aussi, au fond, un peu berné : tout d'abord persuadé que l'on vient d'entamer une sorte de drame ou de roman contemporain classique, on se trouve très vite incapable de définir le genre de l'ouvrage dans lequel on a plongé le nez, tour à tour héritier du fantastique, du thriller ou de la sociologie, avec des accents de roman noir, paranormal et pur roman psychologique, le roman emprunte le meilleur de tous les genres, et se révèle d'une complexité et d'une richesse bien trop importantes pour ne se satisfaire que d'un seul d'entre eux. Le récit joue avec son lecteur, le rassure dans ses convictions pour mieux l'écrabouiller au retournement suivant, et parvient à mener de front son intrigue, son émotion, son propos social et global et sa portée littéraire. Parce qu'il est rare, vraiment, de découvrir un livre qui parvienne à ce point à concilier le fond et la forme, une profonde exigence dans son traitement de son sujet, une vraie ambition artistique et sociale, et dans le même temps un respect du lecteur, de son moment de lecture, de son envie d'être agrippé, diverti par le récit. On est aussi captivé que choqué, mobilisé qu'accompagné, et le roman devient expérience plus que simple histoire à laquelle on se trouve être exposé. 

J'achèverai enfin ce retour (enthousiaste) en saluant la façon avec laquelle l'autrice raconte l'université, ses dysfonctionnements, sa (non) communication, le culte des apparences qui peut y sévir tant du côté des étudiants que de l'administration ou de l'équipe pédagogique, la violence avec laquelle elle institutionnalise certaines normes, l'émancipation formidable dont elle peut aussi être le théâtre, la complexité des liens sociaux qui s'y nouent, bref, le creuset des passions et des ambitions (et des déceptions parfois) qu'elle devient souvent. Sans être cynique, le propos est très réaliste, assez terrible à vrai dire, avec ces personnages obsédés par leur réputation, leur image, leur condition, mais sans non plus occulter des considérations morales et éthiques qui continuent de les tourmenter. Le livre, là-dessus, servi par sa plume radicale, sa lucidité fabuleuse et son absence de toute forme de niaiserie ou de bavardage, parvient à créer un cadre de réflexion plus que marquant. 

Il n'y a donc pas à hésiter un instant : jetez-vous sur ce récit ambigu, qui créera en vous un malaise assez unique, son intrigue allergique aux poncifs, capable de briser toutes vos attentes, certes conclue par un dénouement moins subversif et plus classique que ce que le reste de l'ouvrage pourrait suggérer, mais malgré tout satisfaisante, et surtout, au fond, bien moins importante que l'expérience, troublante et presque belle, que l'on vit tout au long du chemin narratif qui y mène. The journey, the destination, tout ça. (Avant de vous laisser, attention toutefois, on est ici face à un roman dur. Veillez peut-être à ne pas le lire en plein épisode dépressif, m'est avis que ça ne serait pas franchement une très bonne idée. Mais bon, après, vous faites ce que vous voulez, vous vous connaissez mieux que moi)

Commentaires

  1. Hello,je découvre ton blog avec ta chronique du fabuleux coeur battant d'Axl cendres!
    Il est génial ; je m' abonne! Bravo!

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